La sourie, la Lune et le fromage

L’Homme est un loup pour l’homme. Et je suis son prédateur.

        Ces crétins m’ont entraîné. Ils ont fait de moi la bête que je suis. Il me croit fou, mais si eux se voyait comme moi je les vois, eux aussi, ils seraient fous. Si seulement il pouvait voir ce que je vois. Attendez une minute, je l’ai déjà pensé ça non ? Peu importe. Leur sang coulera. Le sang… Le sang… Le sang ! Hahaha ! Le sang ! Du sang partout ! Une pluie sanguinaire sous le clair de la lune ! Ah la lune ! Elle m’observe ! Oh oui, elle me guette !



        A votre avis, quel goût à la lune ? Fromagère ? Je serais ta petite sourie ma lune, ma petite sourie. OH en voilà une ! Viens là toi, tu seras mon dîner ! Haha ! Je te suis ! Je suis derrière toi ! Ouuuh… Tu m’observes ? Est-ce que tu me vois ? Nooon ? ~ Quel dommage ! Je suis là pourtant… Toi aussi tu m’ignores ? Tu es comme les autres ma jolie ! Comme les autres…. Quel dommage. Tu as un si jolie visage. De si jolie gambette ! Je vais te briser ! Te briser comme la lune ! Ouiii ! Toi aussi tu as le goût de fromage ! DU si bon fromage ! Viens là ma petite lune !
Ahh ! Elle déferle en moi ! Douce puissance ! Cette sensation enivrante, une odeur de sang. Je grandis, je me déploie… Je la sens ! Elle est là, elle est si proche ! Siiiiii proooooche ! J’arrive ma biquette ! Ma petite lune ! Je serais ton soleil !



        Oh… Je suis sur toi maintenant. Tu veux hurler, tu serres les dents contre ma peau, mais je vais juste te briser, puis te manger mon petit fromage ! Je suis la sourie, tu te souviens ! Ta petite sourie ! Et la puissance afflue dans mon bras… Et ta tête disparaîtra ! Boum ! Morte ! Haha ! Du sang, la pluie de sang ! Je lèche mon doigt. Je t’arrache le cœur, et je le mange ! Ah… Tu n’étais définitivement pas une lune. Tu n’étais qu’un mauvais fromage.

Je suis calme, je suis calme, je suis calme.



        Mais pour qui ? Personne ne me voit. Je suis invisible. Pourquoi ?!

        Cours… Cours… Cours Forest ! Cours jusqu’à ne plus en pouvoir ! Cours jusqu’à l’étouffement ! Cours ! Mais qui est Forest ? Moi ? Toi ? Nous ? Nous sommes tous Forest ! Pourquoi je parle de Forest ? Est-ce que c’est mon nom Forest ? Forest ? Cela ne me dit rien. Rien. Rien. Mon nom, quel est mon nom ?! Qui suis-je ? Qu’est-ce que je fais là ? Où est ma cellule ? Pourquoi personne ne me voit ? Pourquoi suis-je invisible ?!

        Je m’arrête. Je suis immobile. Au milieu de la plaine. En face de cette rivière. Je regarde mon reflet. Qu’est-ce qui trône au-dessus de ma tête ? Pourquoi je suis rouge ? Rouge comme le sang ? Le sang… Le sang… Le sang ! Haha ! Une pluie de sang ! Une pluie sanguinaire sous le clair de lune ! Attendez… Quoi ? Elle a déjà eu lieu ?

La créature se prend le visage. Elle semble perturbée.



        Calme. Calme. Calme. Je suis calme comme le sang. Non, la lune. C’est ça. Je suis calme comme la lune. Voilà. Calme comme la lune. Non, c’était peut-être l’inverse ! Et ce silence ! Et tout ce rouge ! Qu’est-ce qu’il se passe ?! Pourquoi personne ne me répond ?! Pourquoi je n’entends que moi ! Juste moi ! Est-ce qu’il n’y a que moi ?! Pourquoi ?! Pourquoi ?! POURQUOI ?!

La chose opaline aux cornes noires ébène fixe l’eau. Son visage est ensanglanté. Elle se fige.

        De l’eau. Vite de l’eau. Il faut nettoyer tout ce sang ! Je… Je suis innocent ! Pourquoi vous faites ça ? Pourquoi vous me voyez comme ça ! Je n’ai rien fait ! Je suis comme vous ! Je suis comme vous ! Toujours comme vous ! Pourquoi vous voulez me faire du mal ! Pourquoi vous me faites mal !

Le monstre hôte ses vêtements, et plonge dans l’eau glacée sans même frémir. Il commence à se frotter le visage, intensément.

        Pars ! Pars ! Pars ! Pars ! Je ne dois pas faire ça ! Calme-toi ! Calme-toi ! Calme-toi ! Personne ne te voit. Personne ne te voit.

L'hiver était finalement passé. Et comme à chaque année, elle avait survécu au froid intense. Pas même ça ne saurait la tuer, la délivrer de son fardeau. Chaque année, ses espoirs s'estompaient à la venue de la saison des neiges, et elle cherchait à en finir sans que la bête ne reprenne le dessus. Elle avait cependant appris que tous les hommes n'étaient pas forcément mauvais. Ils existaient quelques perles, comme ce médecin. Mais de nouveau seule, face à l'inconnu de ce monde, elle était bien obligée de poursuivre sa vie, de trouver un sens à sa vie si pathétique.

À l'arrivée du printemps, la Minashigo arrivait dans les plaines de Kusa. Pour une raison qu'elle ignorait, chaque printemps elle s'y rendait. Comme une routine annuelle, lui permettant de se fixer un objectif, un but... un sens à sa vie. Bien que futile. Ses crises étaient malheureusement toujours présentes, il lui arrivait parfois de céder. Et elle ne saurait dire ce qu'elle avait pu faire durant ces moments. Avait-elle tué, encore ? Elle ne le savait pas. Encore une fois, elle devait se retirer loin du monde, éviter n'importe quel village, s'assurer simplement de sa survie. Ce n'était pas pour elle qu'elle se nourrissait, c'était pour éviter que la bête ne reprenne le dessus, et tue sans vergogne pour se nourrir. À chaque fois qu'elle cédait, son esprit se fragilisait. Elle devait y mettre un terme.

Alors qu'elle se déplaçait, sans savoir où elle allait, elle entendait des bruits. De l'agitation dans une étendue d'eau. Et elle vit ce qu'elle n'aurait peut-être pas du voir. Un monstre... comme elle. Dans l'eau. Il semblait se nettoyer le visage. Il s'agitait, et semblait parler tout seul.

Elle le savait, elle connaissait ses semblables : ils étaient dangereux. Elle devait fuir. Elle avait peur, et la peur pouvait la faire dérailler. Cependant, c'était également une autre victime. Une personne ayant subi le même malheur qu'elle, dès sa naissance. Telle était la cruauté du destin des Minashigo.

Elle s'approchait alors, restant sur ses gardes. L'homme était dans l'eau glacée, dénudé, mais elle n'y prêtait pas attention. Il y avait plus important que s'occuper de tels détails.



Elle avait entendu et vu beaucoup de choses sur les autres victimes de cette maladie, de ce mal inconnu. Mais jamais elle ne s'était approchée d'elle-même de l'un d'entre eux. Il était loin des plages, reclus ailleurs. Comme elle. Mais qu'en était-il vraiment ? Elle s'était annoncée, attendant sa réaction.

        Personne. Je n’étais personne. Qu’une simple égratignure sur le continuum du temps. Le monde tournait sans moi. J’étais insignifiant, stupide, et misérable. Je n’étais rien. Je n’avais rien. Je n’avais que moi. Mais si moi je n’étais rien, est-ce que j’avais quelque chose ? Est-ce que l’on ne possède « rien » ? Mais qu’est-ce qu’est le rien ? Le rien ? Pourquoi je suis si seul ? Pourquoi personne n’est là ?! Pourquoi je n’entends rien ?! Que dois-je faire ?!

La voix semble sortir la créature opaline de sa torpeur. Elle regarde du coin de l’œil la source. Son regard est perçant.



        Mon reflet ? Elle est moi ? Et je suis elle ? Je suis une femme ? Mais je dois être la lune non ? Pourquoi la lune ? Pourquoi je suis devant moi ! Je deviens fou ! Je suis… Mort ? Non ! Non ! Non ! La mort est douce ! Je suis vivant ! La douleur est toujours là ! C’est que je suis vivant ! Je suis vivant !

Tandis qu’un long silence s’installait entre les deux Minashigo, un nuage s’écarta, laissant passer les rayons lunaires éclairant la corpulence de l’homme. Il s’agissait d’un enfant, d’environs 13 ou 14 ans à vue d’œil. Sa peau comme ses cheveux et ses pupilles était d’un blanc éclatant, tandis que ses cornes et la sclère étaient d’un noir ébène. Il était extrêmement fin, presque squelettique.



        Mon reflet me parle ! Ça y est ! Je suis perdu ! Elle est la sourie, et je suis son fromage ! Je suis son fromage ! Elle va me manger ! ELLE VA ME MANGER ! JE SUIS EN DANGER ! JE DOIS REAGIR ! Mais… Elle est moi. Est-ce que je peux me dévorer ? Je ne comprends pas ! Je ne comprends pas ! Pourquoi je veux me manger ! Pourquoi ? Pourquoi ?!

La créature se tient le visage. Elle semble désespérée.



La créature se cache les yeux avec ses mains, mais entrouvre parfois ses doigts pour observer curieusement son interlocutrice.



        Je suis en danger. Elle me regarde. Elle me veut du mal. Elle me veut du mal c’est sûr. Elle ne fait que me regarder ! Si je lui arrache les yeux, peut-être que cela fera moins mal ?! Non ! Non ! Méchant Kyû ! Vilain Kyû ! Oui… C’est ça ! Eurêka !

Le Minashigo relève lentement la tête, baissant ses mains, et fixe d’un air méfiant son alter-égo.

Quelle étrange sensation. La jeune femme n'était pas habituée à croiser l'un de ses semblables, surtout si loin des points de rassemblement de certains d'entre eux. En temps normal, elle les évitait. Elle avait encore un semblant de conscience, lorsqu'elle était calmée, donc elle réussissait à se tenir le plus à l'écart que possible. D'eux, comme du monde. Alors pourquoi s'être approché cette fois-là ? Une simple curiosité... et aussi, elle préférait aller d'elle-même à sa rencontre, plutôt que ce soit lui qui tombe sur elle. Un silence s'était néanmoins déclaré entre les deux, après qu'ils se soient mutuellement vus. Et la lumière de la lune lui permettait de mieux identifier la créature. Contre toute attente, il s'agissait d'un enfant. Un enfant atteint de cette maladie.

Il se mit soudainement à crier, surprenant la femme qui restait sur ses gardes. Était-ce réellement une bonne idée d'être venu ici, à sa rencontre ? Elle commençait à se dire que ce n'était pas prudent. Le petit monstre semblait être en pleine crise, comme une sorte de crise d'identité, suite à sa remarque. Il n'avait pas compris ce que voulait dire Aïko par là, et puis parlait d'un certain... Forest ? Qu'est-ce que c'est que ça encore...

Et au final, il lui demandait qui elle était, puis qui ils étaient. La femme-dragon ne s'approchait pas plus, conservant sa distance avec lui. Si cela venait à déraper, la bête se réveillerait sans doute, si elle ne le fait pas d'elle-même un peu plus tôt.



Elle essayait de comprendre son charabia, bien qu'elle trouvait tout de même ce nom un peu étrange.



Elle baissait légèrement la tête, puis lui montrait ses deux cornes. En plus des cornes, les écailles sur sa peau, ses griffes, ainsi que sa queue étaient tout à fait notables et repérables. Elle tentait de s'approcher un petit peu. Elle le regardait également d'un air méfiant, mais elle n'avait aucune mauvaise intention à son égard.



Elle se figea néanmoins, stoppant son avancée. Elle sentait, au fond de ses tripes, cette bête se réveiller un peu plus à chaque fois qu'elle s'avançait. Elle ne devait pas, et garder ses distances avec lui. C'était mieux pour tout le monde.

        Forest ? Je m’appelle Forest ? Mais qui est Forest ? Est-ce moi ? Est-ce elle ? Est-ce le nom de ses yeux ? Des miens ? Pourquoi elle me regarde ? Ah oui, elle veut me manger… Me Manger ?! Mais je ne suis pas Forest ? Où est-ce que Forest est comestible ? Dans ce cas, est-ce que je ne serais pas un peu Forest ? Mais sommes-nous tous pas un peu comme Forest dans le fond, du coup ?

La créature se prends la tête, comme de nouveau prise dans un important dilemme



        Aïko… Aïko Forest ? C’est ça ? Donc elle n’est pas Forest si elle s’appelle Aïko. Non, oui ! Peut-être ! Pourquoi elle ne pouvait simplement pas répondre de manière claire et audible ! Je suis sûr qu’elle aime quand je me prends la tête. Elle me veut du mal ! Elle veut du mal à Kyû ! Elle me torture avec des paroles en l’air ! Elle me cherche ! Elle cherche Forest !



La créature prend une grande inspiration, comme si elle s’apprêtait à hurler, avant d’annoncer d’une voix étrangement… Enfantine. La créature Opaline semblait reprendre soudainement son calme.



L’enfant lui fait un sourire. Puis à la remarque sur ses cornes, il se les cache d’un air craintif. Il semble… Soudainement timide.



Sur son bras gauche, on avait pu entrevoir une marque noire. Un tatouage formant le chiffre 9. A la demande de son nom, il répond en se relevant.



Et il rigole à sa blague.

        Elle était bonne hein ? Kyû comme neuf ! Neuf mais pas neuf ! Comme mes affaires, pas Neuf ! D’ailleurs, elles sont où mes affaires ? Et qu’est-ce que je fais ici ?

Le garçon observe les alentours. Il y a des affaires non loin, sur la berge. Elles semblent… Ensanglantés. Le regard de la créature se fige, il commence visiblement à paniquer.



Le garçon se plonge dans l’eau, ne laissant sortir que sa tête, et se cache le visage.





La créature fait un mouvement de recul en arrière.



Le garçon d’environs une douzaine d’année se replie sur la berge, puis se recroqueville dans l’herbe.