Comme Emi s’y attendait, Doryakura n’allait pas mordre à l’hameçon aussi facilement. Le convaincre lui et les autres vampires s’avérait difficile, mais elle n’oubliait pas pour autant l’une des premières choses qu’elle leur avait dit par le passé : elle était leur avenir. Elle croyait fermement en cette affirmation, parce-qu’elle était prête à faire des Kenketsu un peuple reconnu. Non seulement par crainte, mais parce-qu’ils faisaient eux aussi partis de tout ce grand schéma. Alors, lorsque Doryakura lui demanda ce qu’elle était prête à faire pour garantir sa place dans son nouveau monde, elle répondit tout simplement :
« La même chose que je ferais pour garantir la mienne… Me battre.
Les Kenketsu n’ont jamais été traités de manière égale aux humains. Vous vous voyez supérieurs, tandis que mes semblables vous voient comme des animaux. Difficile de faire autrement lorsque la communication est quasi impossible n’est-ce pas ? »
« Tout ne se fera pas en un jour, mais j’ai la conviction que la cohabitation est possible, car aussi ironique que cela puisse paraître, mes quelques années aux côtés des tiens ne m’ont pas parus si différentes de ma jeunesse au sein des Kaguya. Tout ce qu’il faut, c’est quelqu’un pour poser la première pierre, je serais ce quelqu’un. L’humain est naïf, l’opportunité d’un monde nouveau dans lequel nos anciens crimes seraient effacés est toujours alléchante. Un monde dans lequel nos cultures respectives évolueraient pour ne former qu’un peuple uni dans lequel notre nom n’aura plus d’importance. Il suffit juste qu’une personne, une seule, ouvre les yeux aux autres. »
La Kaguya recherchait une chose depuis son plus jeune âge : l’égalité. Née femme au sein du clan Kaguya, son avenir était déjà tout tracé, mais elle refusait que l’on choisisse à sa place, elle souhaitait bien plus d’indépendance. C’est ainsi que la Kaguya se retrouva à déserter Kiri, non pas pour fuir les siens, mais pour revenir le jour où elle serait assez forte pour changer les siens, le jour où elle aurait du se battre contre celui que l’on nommait « Mizukage » et ainsi lui succéder. Mais l’histoire fit les choses autrement. Il n’y avait plus le moindre intérêt à devenir Mizukage, et encore moins régner sur un champ de ruine. La Kaguya se mit alors à rêver d’autre chose : une nation dans laquelle chacun devenait ce qu’il souhaitait être. Nul besoin de servir de machine à enfanter, ou même de vouer son existence à trouver un moyen de mourir pour son village, tout cela pour un peu de « gloire ».
Bien entendu, Emi souhaitait partager un tel monde avec ses semblables, mais c’était en vérité loin d’être un impératif. Elle était prête à accueillir quiconque souhaitait, comme elle, que les enfants de demain puisse grandir paisiblement, et les Kenketsu n’y faisaient pas exception, mais ce choix leur revenait. Il n’y avait qu’une seule entrave à un tel monde : les villages militarisés. Pour la Kaguya, ces derniers devaient disparaître, du moins dans leur forme actuelle.
Néanmoins, Doryakura souleva un autre point important. Les vampires semblaient sur le point de disparaître, et ce, à cause de la mort de celui qu’ils appelaient le Prince. Si cela s’avérait réel, ce n’était ni plus ni moins qu’une catastrophe dans les plans d’Emi. Les vampires faisaient partis de ses meilleurs atouts, les perdre était impensable. Pour autant, la jeune femme était parfaitement ignorante à ce sujet, le vampire s’était bien gardé de lui cacher cette partie de l’histoire et l’Immortelle ne s’était pas montrée très loquace non plus. Néanmoins, la jeune Kaguya ne perdit rien de son pragmatisme habituel :
« Si vous vous apprêtez à disparaître, il va être temps pour les tiens de redoubler d’effort. Rien n’est jamais insolvable pour peu que l’on essaie de trouver une solution.
Tu sembles certain que ton ancien maître s’est éteint, et que sa mort apportera la vôtre avec lui. Si nous admettons que c’est vrai, tu es pourtant encore bien là, ce qui veut dire qu’il nous reste du temps.
As-tu déjà étudié la possibilité pour que l’un des vôtres ne prenne sa place ? Peut-être un rituel ? Un artefact ? Quelque chose qui pourrait nous être utile ? »
Emi nageait dans l’inconnu, mais elle savait que ce monde renfermait bien des surprises. L’armure qu’elle récupéra autrefois avec Nowaki en était un parfait exemple. Elle ne pouvait croire que ce Prince, un être âgé d’un nombre d’années incalculables et probablement l’un des êtres les plus intelligents ayant jamais foulé cette terre, puisse laisser dépérir les siens sans aucun plan de secours. Était-il arrogant au point de penser qu’il était invincible ? Ou peut-être égoïste s’il ne souhaitait pas que les siens puissent survivre sans lui. Si tel était le cas, il restait alors l’espoir que quelqu’un fut plus bienveillant que lui. La propre condition de la Kaguya, cette affinité maudite qui la rendait stérile et incapable d’avoir le moindre réconfort du toucher d’une autre personne, lui fit lui demander s’il n’existait pas simplement un moyen de sortir les Kenketsu de leur situation.
« Je ne suis pas réellement au fait de vôtre histoire, mais théoriquement, le Prince était le seul et l’unique véritable vampire n’est-ce pas ?
Tous autant que vous êtes, étiez aussi humain que moi avant de vous faire mordre, personne n’a jamais trouvé le moyen d’inverser ce processus ? »
Cette éventualité semblait encore plus complexe aux yeux d’Emi. L’existence même des Kenketsu restait un mystère sur plusieurs points et le temps jouait contre eux, réunir de telles informations en peu de temps s’avérait être course contre la montre impossible. La Kaguya souhaitait leur venir en aide, mais elle s’attaquait à quelque chose de bien plus grand qu’elle. Elle en était consciente, pour autant, il lui restait impensable d’avoir fait tout ce chemin pour rien.