Quelques minutes plus tard, dans l’arrière-boutique plongée dans une semi-obscurité, Chikara Hikaru attendait. Officiellement, il s’agissait de le protéger, d’évaluer les risques après l’attaque, mais en réalité on jaugeait son cas : avait-il franchi une limite ? Fallait-il le juger ? Il savait pertinemment que non. Les témoins étaient nombreux, il n’avait fait que se défendre, sans excès. Pourtant, un sentiment de dégoût le rongeait. Non pas la peur d’un procès, mais l’amertume d’être prisonnier de sa propre condition.
Il n’avait jamais vraiment trouvé sa place et, à cet instant, il en avait la certitude : ici n’était pas la sienne. Mais où donc aurait-elle été ? Avait-il le droit de se plaindre ? Après tout, il vivait entouré d’influents mécènes, de nobles et de lettrés qui lui offraient une existence confortable.
Seulement, le prix de ce privilège lui paraissait chaque jour plus lourd. Était-ce son âme qu’il avait vendue ? Sa liberté ? Son rôle se réduisait bien souvent à celui d’une attraction mondaine, un auteur brillant que l’on exhibait, que l’on encourageait à fréquenter quelque noble bien née pour parfaire les apparences.
Et dans ce silence forcé, il se sentait plus que jamais étranger à lui-même.
Face à son reflet, Hikaru resta un instant immobile, les yeux rivés sur l’image qu’il n’aimait pas. Puis, dans un élan de rage sourde, il frappa le miroir. Le verre se fissura, éclatant en éclats tranchants. Ironie cruelle : lui, manipulateur du verre par le passé, se retrouvait blessé par cette même matière. Une fine entaille se dessina sur sa main, et il observa le sang couler lentement le long de la glace brisée, comme un rappel silencieux de sa propre fragilité.
Il savait qu’il devait rester. Ici, il avait l’argent, et avec lui, la possibilité d’aider les siens à se cacher. Non, il ne s’opposait pas à l’Empire, mais il n’était pas assez naïf pour ignorer qu’il se trouvait là où il pouvait sauver le plus grand nombre… quitte à vendre son âme pour acheter leur survie.
Un soupir s’échappa de ses lèvres, amer, presque amusé malgré lui :
« Midori-san va m’en vouloir… »
La bibliothécaire lui pardonnerait, il le savait. Elle l’avait déjà vu sombrer, plus d’une fois, dans ces instants de dépression. Pourtant, ce geste restait un aveu de plus : il ne trouvait jamais réellement sa place.
Soudain, on frappa à la porte arrière. Trois coups secs. On lui faisait signe de partir. Comme toujours, aucun garde ne l’attendait, aucune escorte ne veillait sur lui. C’était son choix, sa manière de rester insaisissable. Il serra sa main blessée, inspira profondément, puis quitta l’arrière-boutique sans un mot, emportant avec lui ce silence plus lourd que n’importe quelle arme.