L’homme, au sourire patiemment édenté, vida son verre d’un trait comme pour défier la Miwaku dans une guerre d’alcool. Soyons honnêtes : c’était là une bravade purement masculine, destinée à brouiller la vue des demoiselles. Pour en arriver à de tels stratagèmes, il fallait manquer cruellement d’estime de soi… ou se noyer dans un désarroi sans fond. Qu’importe. Le jeu était lancé, et pour espérer en tirer profit, il fallait accepter d’y participer.
Kagero saisit le verre, l’approcha de ses lèvres et avala son contenu sans sourciller. Elle le reposa un peu trop fort sur la table, signal clair au serveur qu’il devait désormais garder un œil attentif sur ce duo et veiller à ce que les verres ne restent jamais vides.
Elle en était désormais convaincue : inutile de se perdre dans ses mensonges ou ses simagrées. Il fallait le faire parler à SON jeu, l’amener à révéler ce qu’il ne voulait pas dire. Malheureusement pour lui, il était tombé sur la mauvaise interlocutrice.
Il prit la parole :
« Vous savez, les mers sont agitées dernièrement… Je n’ai plus le loisir de profiter de la chaleur d’une… »
« C’est à vous de boire. »
Quel misérable. Comptait-il vraiment marchander une information contre une nuit sous ses draps ? Impensable. Pour une mission cruciale, on pouvait envisager certains sacrifices, mais face à un tel homme, c’était tout simplement inutile.
« J’ai entendu dire… Un ciel qui vrille, n’est-ce pas ? »
L’homme se pencha brusquement, rapprochant sa tête et basculant la table entre eux deux. Kagero tendit l’oreille ; il parla à voix basse :
« Faut pas l’dire, hein, mais moi j’pense que c’est le train… ou le ferry ! La fumée, tout ça… C’pas bon, j’vous l’dis… »
Elle préféra ne pas répondre et recentra la conversation :
« Que voulez-vous dire par “ciel qui vrille” ? »
L’homme en était déjà à son troisième verre. Kagero suivait sans difficulté, implacable.
« Bah… J’étais sur le bateau, j’allais pêcher, ramener une caisse des petites îles pour les Sōmu… Tout était calme… Et puis, d’un coup : PAF ! Il pleuvait, la mer s’est déchaînée… et surtout, il faisait jour ! Jour mais nuit… enfin, jour dans la nuit ! Vous comprenez ? »
Kagero porta sa main à son menton. C’était étrangement similaire à sa propre vision…
Il se raidit, soudain méfiant.
« Oh non… Vous êtes de Kumo… C’est pour les services, hein ? Les impôts… oh non… »
Quel imbécile. Aucune raison d’interroger un homme ainsi, au milieu d’un bar. Et pourtant, il en était déjà à son quatrième verre. Plus il parlait, plus il buvait. Elle reprit avec une douceur feinte :
« Rassurez-vous. Je connais les hommes de confiance… Nous oublierons cette conversation, d’accord ? Où était-ce ? »
Il s’écria de joie, attirant aussitôt l’attention. Un vrai crétin.
« Une petite île vers Hirui-shima… »
Kagero se leva.
« Merci. Quel est son nom ? »
Une main, ferme et lourde, se posa alors sur son épaule.