Sombre Présage

Huit, c’est le nombre d’années depuis lesquelles Emi avais cessé de se battre, préférant une vie de paix aux côtés de ses proches. Sayuri et Yû bien évidemment, mais deux autres les avaient également rejoint. Kaiya, qui depuis avait décidée d’aller tracer sa propre voie, et un jeune Chikara répondant au nom de Manjiro. Leur quatuor était installé dans une crique appelée Kagenami. Là-bas ils étaient quasiment introuvables, ce qui expliquait notamment pourquoi ils avaient pu passer tant d’années en paix. Ils étaient fréquemment approvisionnés par des pêcheurs, qui en échange de quelques poissons – qu’ils avaient franchement le temps de pêcher – et des quelques fruits et légumes qui poussaient sur le seul endroit ensoleillé de la crique, leur fournissait de la viande et autres ressources dont ils pourraient avoir besoin.

Difficile à dire si ces gens étaient des bonnes âmes ou si le nom Kaguya avait encore une quelconque signification à leur yeux, mais cet accord durait depuis un moment et ils n’avaient jamais été trahis, leur permettant aujourd’hui de vivre l’esprit d’autant plus tranquille. Toutefois, il y avait ces derniers temps un évènement qui se répétait. De temps à autre, lorsqu’elle observait l’horizon depuis l’un des promontoires rocheux entourant la crique, Emi pouvait y voir cette éclipse. De jour comme de nuit, les cieux s’inversaient, le temps d’une seule seconde. Les croyants y voyaient certainement une intervention divine, mais Emi savait pertinemment au fond d’elle que quelque chose se tramait.

Depuis le Kakusei, la Kaguya s’était promit de ne plus intervenir, de ne plus prendre parti, ou encore d’ambitionner de contrôler un quelconque bout de terre… Elle l’avait également promit à Sayuri, qui de par sa faute, était passée non loin de la mort lors de la guerre face à Kumo, ce qui lui fit réaliser ce qui comptait le plus pour elle. Yû était devenue la priorité, et l’entraînement qu’elle dispensait à Manjiro contribuait à satisfaire ses besoins d’exercices quotidiens. Mais elle le sentait, elle le savait au fond d’elle, quelque chose de gros était en train de se préparer, quelque chose qui pourrait nuire à sa tranquillité. C’est pourquoi la Kaguya décida d’en savoir plus, au seul endroit où quelqu’un pourrait lui fournir des informations. Elle retourna à l’endroit qui leur servait de demeure, et n’y trouva que Manjiro. Parlant aussi franchement que d’habitude, elle lui demanda :



Tu regardas autour, et tu vis que le loup de cette dernière était également absent, ce qui suffisait à te dire qu’elles étaient parties relativement loin. Probablement sur une île adjacente pour y trouver de la nourriture, du bois et des vivres en général. Sans même réellement écouter sa réponse, tu enchaînas tout de suite avec une seconde question, paraissant presque pressée.

Depuis plusieurs années, l’entraînement de Manjiro n’avait plus rien à voir avec les simples exercices d’autrefois. Chaque jour, il s’était plongé corps et âme dans des routines exténuantes, jusqu’à faire hurler ses muscles et ses os. Le résultat était spectaculaire : son corps avait radicalement changé. Ses bras étaient devenus puissants, capables de briser des rochers ou d’entailler des troncs d’arbres d’un seul coup. Ses jambes, désormais taillées pour la vitesse et l’explosivité, lui permettaient de bondir sur des falaises comme si elles n’étaient que du sable. Même le décor autour de lui témoignait de sa force : pierres fendues, branches arrachées, traces de poings et de pieds sur le bois, tout portait la marque de son passage.

Dans ce nouveau monde, Manjiro avait trouvé son terrain de jeu. Les conséquences du Kakusei l’avaient clairement avantagé : sa force n’était plus simplement celle d’un jeune ninja prometteur, mais celle d’un véritable guerrier. Il ne se privait jamais, et son corps en était la preuve vivante. Chaque mouvement qu’il faisait trahissait une puissance contenue à peine maîtrisée, et ses yeux brillaient d’une intensité qui aurait effrayé n’importe quel adversaire. Pourtant, malgré toute cette puissance, son caractère n’avait pas changé : impulsif, insolent et particulièrement râleur, Manjiro était aussi difficile à canaliser qu’un feu sauvage. Lorsqu’Emi arriva et lui posa ses questions, il la scruta avec ce mélange de défi et de désintérêt typique des adolescents qui savent qu’ils sont au-dessus du commun. Il prit alors la parole avec un ton mi-agacé.


Il soupira alors pour ensuite reprendre :


Il ricana, repensant à Sayuri et Yû, dont les cris et les ordres incessants lui avaient souvent pourri la vie. Il ne pouvait pas dire qu'il détestait cette femme, mais elle ne s'entraînait pas suffisamment à son goût. Concernant le nain, il faisait mine de s'en foutre totalement bien qu'il avait pu partager quelques bons moments avec ce dernier.

Quand la Kaguya lui parla alors d'un divertissement, il se mit alors à la regarder.


Manjiro n'était pas raciste, mais.... Bon, il l'était un peu. Il considérait effectivement que les îliens ne mangeaient que des poissons et des algues, une nourriture qu'il ne chérissait pas spécialement. Il croisa les bras et te fixa droit dans les yeux.


Récemment, il prenait de ses aises, même avec Emi, cela n'avait pas été le cas. Du moins, pas à cette intensité.

Les deux femmes n’étaient pas particulièrement connues pour être des chasseuses. La bête de Yû pourrait aisément remplir cette tâche… si elle ne dévorait pas ses proies à chaque fois. Le peu de viande que vous possédiez n’était que le résultat d’échange avec les pêcheurs du coin, Emi devait bien admettre néanmoins que cela n’avait rien à voir avec ce que l’on pouvait trouver sur le continent. Mais était-ce quelque chose dont elle se souciait ? Pas vraiment. Et Manjiro était assez grand pour se débrouiller seul désormais.



La Kaguya passa outre le comportement de Manjiro. Le Chikara n’avait pas réellement changé de comportement depuis qu’elle l’avait prit sous son aile. Était-ce réellement surprenant lorsque l’on connaissait le caractère d’Emi ? Cette dernière n’avait que faire des formules de politesses et des comportements de ce genre, préférant les personnes ouvertement honnêtes, quitte à paraître malpoli. Ce fut d’ailleurs l’une des raisons qui poussa la Kaguya à l’aider. Il était, sur certains aspects, très similaire à la jeune femme qui était autrefois aussi impulsive que lui. Quelques années en arrière il aurait été risqué de ne serait-ce qu’être en désaccord avec elle, seul le fait d’être passée aux portes de la mort l’avait faite changer.



Lui dit-elle. Ce n’était plus une proposition désormais, c’était plus un ordre. Emi savait que Manjiro détestait ça, et elle savait qu’il détesterait aussi qu’elle ne prenne pas le temps de lui dire immédiatement ce qu’elle avait en tête. Était-ce cruel de sa part ou prenait-elle simplement toujours autant de plaisir à retourner le comportement de Manjiro contre lui ?

~~ Quelques minutes plus tard ~~

Emi attendit le Chikara près de l’une des petites embarcations qu’ils possédaient. Un bateau équipé d’une simple voile et de quelques rames. Très peu solide, mais largement suffisant pour l’usage qu’ils en avaient. Le plus difficile était certainement de ne pas l’écraser contre les récifs lorsqu’ils faisaient le voyage retour jusqu’à la crique. La Kaguya n’avait encore rien dit quant à la fameuse épreuve qu’elle avait mentionné, à dire vrai jusqu’ici elle s’était contentée de s’occuper de son entraînement par elle-même. Emi avait été exigeante tout du long, bien qu’elle s’était relâchée ces derniers mois, jugeant que Manjiro n’avait plus beaucoup à apprendre d’elle. Au départ, le Chikara devait faire face à des exercices tel qu’un jeu de jambe au dessus d’un lac de lave, ne serait-ce que pour obtenir sa ration du jour. Au fil du temps, les exercices s’affinèrent pour coller à ses compétences.

Le Chikara disposait d’une grosse force physique, aussi bien naturelle qu’à force d’entraînement, ce qui était un atout dans le monde d’aujourd’hui. Ses seuls défauts résidaient dans son caractère, mais Emi avait rapidement abandonné l’idée de changer cela, comprenant que comme elle, il aurait besoin d’un gros choc pour changer. C’était triste à dire, mais les gens comme eux fonctionnaient ainsi. Manjiro avait cette même conviction qu’elle autrefois, celle qui lui disait qu’il était au dessus des autres. Pour sûr, la confiance en soit était un avantage, mais la Kaguya savait que c’était cette même confiance qui l’avait conduite à sa perte. L’humiliation ne fonctionnait pas non plus, auquel cas il aurait gagné en humilité au fil des années d’entraînement aux côtés d’Emi qui ne montra jamais une once de pitié à son égard. Elle l’entraînait à la dure, comme le fit son clan avec elle. Tandis qu’ils préparaient le bateau au départ et qu’ils embarquaient, Emi demanda alors à Manjiro :

Manjiro fronça les sourcils, irrité.


Hein ? Elle venait de partir en ignorant totalement sa réponse. Cette femme avait le don de l'énerver au plus haut point, elle se fichait totalement du caractère impétueux du Chikara et c'était sûrement le meilleur moyen de faire face à un tel énergumène. Cette idiote lui parlait d'aller chasser sur les îles environnantes alors qu'il avait déjà totalement détruit plusieurs écosystèmes à force de taper sur tout ce qui bouge.

Quelques minutes plus tard

Manjiro grogna, exaspéré. Pourtant, malgré le ton autoritaire, il ne bougea pas. Son esprit bouillonnait, oscillant entre colère et amusement : il savait qu’Emi ignorait ses protestations, et paradoxalement, cela le poussait à agir. Après tout, il avait l’habitude de suivre les règles… lorsqu’elles venaient de quelqu’un qui en valait la peine. Il protesta en grognant :


Le vent soufflait doucement sur la crique, et l’eau claire reflétait le ciel d’un bleu intense. Les gestes d’Emi étaient précis, chaque mouvement calculé, tandis que Manjiro, d’abord réticent, commençait à comprendre le rythme de navigation qu’elle imposait. Son corps, forgé par des années d’entraînement acharné, s’adaptait sans effort.

Alors que le bateau s’éloignait de la crique, la silhouette d’Emi se dessinait sur la proue, tandis que Manjiro ramait avec vigueur.

La Kaguya était presque riante, en dépit de son caractère grognon elle appréciait le Chikara. Après tout, c’était lui qu’elle avait choisit pour lui transmettre son savoir. Celui-ci reposait en grande partie sur l’héritage des Kaguya, mais également sur tout ce qu’Emi avait pu voir ou apprendre au cour de sa vie, qui n’avait pas été sans rebondissements. Manjiro avait alors tout les bagages requis pour ne pas commettre les mêmes erreurs.



Dit-elle alors en pointant son doigt vers l’horizon. L’île en question n’était autre que Kaguyajima, autrefois plus simplement nommée « l’île aux Kaguya ». C’était là qu’était né le clan d’Emi, et là qu’il avait vécu pendant un temps avant qu’une partie ne migre. Ceux qui étaient restés étaient connus pour être encore plus barbares et manquant cruellement de civisme en comparaison de ceux qui devinrent les Kirijins.



La Kaguya n’avait pas la moindre information sur les effets qu’avaient pu avoir le Kakusei sur cette île. Autrefois, Kaguyajima était comme vivante, et il était plus que risqué d’y mettre les pieds sans faire partie du clan. Peut-être l’endroit était devenu moins hostile avec le temps, mais elle était persuadée que certains des siens y résidaient encore, profitant de l’île pour se cacher des impériaux juste sous leur nez. C’était d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles elle souhaitait aller là-bas.