Ichihime resta immobile un long instant après que Seishiro eut détourné son regard vers la tente. Le vent fouettait encore la poussière, collant des particules sèches aux pans de sa veste. Autour d’eux, le camp respirait à peine, des silhouettes qui dormaient d’un œil, des murmures étouffés, des pansements sombres qui marquaient la peau et la chair des survivants. Tout cela formait comme un tableau macabre qu’elle connaissait désormais trop bien.
Ses doigts, posés sur son sacoche, cherchèrent machinalement la couture qu’elle avait renforcée la veille. Là, dans une petite poche intérieure, le papier de Hikaru attendait : plié et griffonné à la hâte. Hikaru lui avait donné ce papier dans le but de lui offrir une nouvelle vie. Elle l'avait gardé sans réellement réfléchir, déboussolée... Mais aujourd’hui, alors que Seishiro parlait de couper la tête du serpent, ces mots résonnaient comme un écho dangereux dans sa poitrine.
L’incertitude la rongeait. La même incertitude qui lui glaçait les mains quand elle faisait face à la mort. La tentation vint d’un coup, brutale et presque enfantine : prendre ce papier entre ses doigts, l’ouvrir, le réduire en cendres. Brûler ce bout de papier afin d'éradiquer toute tentation de trahison envers les siens. Elle imagina la petite flamme, le papier qui se rétracte, qui crépite, se courbe, devient cendre. Tout cela disparaîtrait. Les secrets, les plans, la raison d’être des mots. Peut‑être même la culpabilité. Peut‑être même la peur.
Mais avec cette image lumineuse vinrent d’autres visions, moins propres : la colère froide de Seishiro transformée en action, des villages en flammes, des innocents pris dans le sillage d’une revanche qui n’aurait jamais été la leur. Cela était-il si différent de ce que l'Empire faisait déjà ? Pas vraiment.
Seishiro parlait d’un monstre à abattre, d’une tête à couper. Dans sa voix, elle avait entendu la fatigue, la haine, mais aussi une détermination qui ne fléchirait pas. Et elle avait senti, plus terrifiant encore, l’écho d’une promesse faite à soi‑même : « devenir un monstre ». Ces mots lui broyaient la poitrine. Parce que, au fond, elle comprenait la blessure. Elle connaissait la perte. Mais sa conviction était différente : tout affronter en devenant ce que l’on combat ne sauverait personne, seulement multiplierait les morts.
Ichihime inspira profondément, comme pour chasser la poussière et la colère. Elle avait envie de hurler, de déchirer la lettre, de se libérer d’un poids qui menaçait de la dissoudre. Brûler, c’était prendre une décision irréversible basée sur la peur du moment. Et la peur n’était jamais un bon conseiller. Elle ne savait pas si c’était lâcheté ou sagesse. Peut‑être un peu des deux. Au fond d’elle, une part se rebellait encore : si les siens devaient mourir parce qu’elle avait gardé un secret, comment pourrait‑elle se regarder après ? Mais une autre voix, plus basse, plus obstinée, murmurait qu’elle ne laisserait pas la colère d’un homme décider de qui brûlerait et qui vivrait.
Elle se redressa, les épaules tendues. La main d’Ichihime effleura l’avant‑bras de Seishiro, un geste court, presque instinctif. Pas une approbation, pas un refus. Un contact qui signifiait : je te vois et je comprends ce que tu ressens.
« Je ne te demande pas d’abandonner, Seishiro. Je ne te demanderai jamais de renoncer à la lutte. Je comprends ce que tu ressens. Cette colère, cette douleur… c’est tout ce qui nous reste. Mais je serai là. Pas pour te juger, mais pour te soutenir. Peu importe ce qui se passe, je serai là pour t’empêcher de sombrer. »
« Je ne sais pas ce qu'il faut faire pour tout réparer, mais je sais que je ne vais pas te laisser sombrer seul. »
Cela faisait longtemps qu'Ichihime n'avait pas réussi à sourire. Il fut à peine visible dans l’ombre mouvante des toiles, mais il était là, léger, fragile, presque douloureux dans sa sincérité. Cela faisait si longtemps qu’elle n’en avait pas esquissé un. Et pourtant, à cet instant précis, alors que le poids du choix la quittait un peu, elle trouva la force de le faire. Pas pour Seishiro. Pas même pour elle. Pour ce qu’il restait d’espoir. Pour ce qui tenait encore debout dans ce monde brisé. Elle retira doucement sa main de l’avant-bras de Seishiro. Un dernier regard, sans promesse ni illusion, mais empli d’une résolution calme. Puis elle tourna les talons, sans hâte, laissant le souffle du vent emporter un peu de cette tension qui les avait enfermés.
Son pas la mena vers l'autre côté du camp, là où quelques tentes étaient encore éclairées par des lampes tremblotantes. Là où Kimino avait élu son coin, entre deux silences plus pesants que des mots. Ichihime savait qu’il n’était pas d’humeur à la conversation. Elle le savait aussi fatigué, écorché, prêt à tout pour protéger les siens, même à s’éloigner de ceux qui doutaient trop. Mais elle ne pouvait pas rester muette.
Arrivée devant la tente, elle inspira, serra les doigts contre la sacoche, puis les glissa à l’intérieur. Le papier était toujours là. Plié, intact, presque chaud de l’hésitation qu’elle avait nourrie autour de lui. Elle le sortit, le regarda un bref instant, puis serra les mâchoires. Elle écarta doucement le pan de la tente. Kimino était assis, seul, les épaules tendues, le visage marqué par l’épuisement et une colère contenue depuis trop de jours. Ichihime s’avança d’un pas.
« Je suis venue m'excuser. »
Elle déposa le bout de papier devant lui, sans cérémonie, sans trembler.
« Je ne la prendrai pas. Et je veux que tu le saches. »
« Je ne crois pas que frapper plus fort soit toujours la réponse. Mais je suis encore ici. Et je le resterai. Parce que ce que vous défendez, même si je ne partage pas toujours les moyens, je le comprends. Je veux protéger ce qu’il reste de nous. Prendre soin des autres. Comme je peux. »
Sa voix se raffermit, plus grave.
« Ce papier, je te le donne. Comme un serment. Je n’ai rien d’autre à offrir pour prouver que je ne partirai pas. Que je ne vous trahirai pas. Même si un jour, vous doutez de moi. »
Ichihime ne bougea pas. Elle avait pris sa décision. La même que plus tôt, avec Seishiro : rester. Ne pas fuir. Même si cela signifiait se battre autrement.