Dépositaire du savoir interdit

Après plusieurs jours de voyage, dans un secret des plus totaux, l’Empereur revenait enfin à l’endroit qu’il chérissait par-dessus tout : la citadelle de Tsuyo. Il avait parcouru de longues distances à bord d’une voiture à cheval, accompagnée de plusieurs autres convois similaires, chacun discret et soigneusement ordonné, sans qu’aucun observateur extérieur ne puisse en mesurer l’importance. À ses côtés, une main armée suffisait à sa protection, toujours présente mais suffisamment subtile pour ne pas trahir la véritable puissance de l’Empereur.

Jadis, ce bastion avait été son tremplin. Il y avait conquis le monde civil, le militarisant, et s’était emparé du Yuukan. Sa position de ministre des armées et de référent militaire avait été déterminante : les maires n’avaient eu d’autre choix que de lui céder le pouvoir. Aujourd’hui, sa force surpassait celle des plus puissants ninjas. Il était l’unique dirigeant. Son pacte de protection avec Kumo en était la preuve… même si la Reine s’était montrée plus belliqueuse que prévu.

En parcourant les cavités des souterrains de Tsuyo, il perçut bientôt une voix. Une voix du pouvoir, discrète, mais qui, depuis des décennies, nourrissait le savoir des gouverneurs. Cet être n’était pas un manipulateur ; il était un transmetteur. Mais alors… qu’est-ce qui pouvait transmettre des paroles à travers le temps sans jamais succomber à l’usure des siècles ?

Face à cette sombre geôle, une voix ne tarda pas à en sortir.



Un sourire discret se dessina sur les lèvres de l’Empereur. Il possédait avec cette créature une relation singulière, un jeu subtil qui perdurait depuis plus de cinquante années. Il murmura alors ironiquement :



Un silence pesant s’installa, seulement troublé par l’écho de ses propres mots. L’Empereur décida de lui répondre :

La réponse était rare et précieuse : un Kenketsu. Peu savaient que le Prince avait un jeune frère… le second, et le seul Kenketsu originel. Celui qui avait participé à la création du virus. Celui qui, jadis, avait sauvé les siens d’une mort certaine.

Mais à la différence de son aîné, il n’avait jamais goûté à la liberté. Sa voix, son influence, s’étaient révélées trop encombrantes. Car Kamitsuki avait prôné l’éradication pure et simple des humains, une rupture totale qui aurait plongé le monde dans un chaos irréversible. Le Prince, alors, n’avait eu d’autre choix que de l’écarter.

Il ne fut ni le premier ni le dernier à s’opposer à son frère. Mais lui… lui occupait une place à part, presque insoutenable, aux yeux des autres Kenketsu : il était perçu comme une seconde parole divine, une voix capable de contester l’autorité de l’originel. C’est ainsi qu’il avait été relégué, isolé, enfermé dans les ténèbres des souterrains de Tsuyo.

Pourtant, malgré son exil, Kamitsuki demeurait. Vivant. Intact. Durant des siècles, il avait nourri le savoir des gouverneurs, comme une conscience oubliée que l’on consultait en secret. Asservi, contraint de répondre aux problématiques des humains qu’il méprisait.

Mais depuis quelques années, tout avait changé. Hidetakadan Borodari, loin de se contenter d’un simple oracle, avait transformé l’ennui en divertissement. Ensemble, ils avaient échafaudé des machinations, dessiné les contours d’un nouvel ordre, et préparé le retour de ce que Kamitsuki avait jadis combattu aux côtés de son frère. Désormais, il ne transmettait plus seulement du savoir… mais l’ombre d’un pouvoir ancien, réveillé par l’ambition d’un seul homme.


Le gouverneur bascula simplement la tête de gauche à droite : non.


Le Kenketsu ricana, mais son visage se figea bientôt dans un sérieux glacial.


Kamitsuki devint impatient. Un monde de paix ne l’amusait guère. Il se savait prisonnier… mais il savait aussi que l’Empereur ne pourrait survivre bien longtemps sans ses précieux conseils.

Borodari laissa planer un silence, puis souffla presque distraitement :


Kamitsuki esquissa un sourire sans joie, ses yeux étincelant d’une fièvre intacte.


Ses paroles résonnèrent dans la geôle avec une clarté implacable : pas d’emphase, pas de détour, seulement une obsession ancienne, incrustée au plus profond de son être.


Un rire éclata dans l’obscurité, rauque et troublant. Kamitsuki secoua la tête avec une ironie glacée.
Il se moquait bien de la disparition de son frère. Ce qui l’animait, c’était l’émerveillement : découvrir qu’un être avait réussi à déformer la malédiction Kenketsu… et à survivre à la mort de son propre mordeur.

L’homme le plus vieux de ce monde continua alors :


Kamitsuki laissa sa voix se déployer, grave et solennelle, comme si chaque syllabe portait le poids d’un millénaire.


Un silence glaça la pierre des souterrains. L’Empereur fronça légèrement les sourcils, attentif au moindre mot. Kamitsuki esquissa un sourire acéré.

Le gouverneur ne se posait qu’une question : comment ? Comment un tel pouvoir pouvait disparaître et réapparaître avec une telle brutalité… ? Il existait bien une semi-certitude concernant la survie de ce singe, usant du sang après la mort du Prince, mais rien de suffisamment factuel pour l’affirmer. Cela resterait, pour l’heure, un mystère insondable.

Il reprit, la voix plus basse, presque murmurée :


Un silence pesa, comme si les murs de pierre retenaient leur souffle. Borodari fronça légèrement les sourcils. Il souffla :


Puis, d’un ton sec :


Le monstre immortel éclata d’un rire rauque, un écho sinistre résonnant dans la geôle. Ses yeux brillèrent d’une ironie glaciale.


Il marqua une pause, comme pour savourer la portée de ses mots, avant d’ajouter avec une lenteur délectée :


Un silence retomba, lourd et plein de promesses.

Soudain, la voix grave de l’empereur résonna à nouveau :


Le Kenketsu se mit à ricaner, un éclat sombre dans le regard.


Borodari connaissait parfaitement la raison de l’enfermement et de la disparition de cet être. Même son frère n’avait pu orchestrer sa mort.
La légende racontait qu’il pouvait se réincarner dans le corps d’anciens mordus. Mais lui-même avouait qu’ils étaient rares, trop rares, car il haïssait partager une énergie qu’il jugeait parfaite. Selon sa logique, quelques Kenketsu subsistaient encore dans l’ombre. Ils n’avaient pas le pouvoir de transmettre la pénitence, mais leur nombre n’excédait sans doute pas une dizaine.




L’empereur fit volte-face, sa silhouette s’éloignant dans l’ombre du couloir.


Kamitsuki, quant à lui, percevait le poids de la vieillesse qui pesait lourdement sur les épaules de l’empereur. Bien qu’il respectât encore l’instinct rusé de cet ancien gouverneur, il nourrissait déjà l’espoir de se jouer un jour d’un futur souverain moins affûté, mal façonné par le pouvoir.