Pendant un instant, le temps s’arrêta pour le Bellâtre, qui plongea ses yeux dans le regard de la jeune Kazuko. En une fraction de seconde, l’abîme noirâtre dans ses yeux brilla d’un éclat de tristesse véritable. Douloureuse était la vérité, tout comme les dires de la jeune dame. Mais chacun de ses mots résonnait en son être, et éveillait de nouveau en lui cette douleur sourde, qui n’avait de cesse chaque jour d’assaillir son esprit.
La question demeurait. Est-ce que son regard était similaire à celui de sa mère lorsqu’elle parlait de lui ? Si tel était le cas, quel homme était-il devenu à ses yeux ? Un homme ou un monstre ? Tant de questions qui restaient en suspens. Aujourd’hui, il n’y avait plus que ce silence macabre, une solitude presque insoutenable. Oui… Le fils de l’Okasan n’avait jamais guéri. Le pouvait-il vraiment ? Lui avait-on jamais donné cette chance ?
Sa mère lui avait donc conté la misérable histoire de Miwaku Raiko. En quel but ? Avait-elle agi sciemment, en prédiction de cette rencontre ? Est-ce que Chihiro Miwaku avait vu ce qui aurait pu se dérouler ici sans son intervention ? Tant de questions qui avait su murer le Miwaku dans un pénible silence. Les yeux du Bellâtre brillaient sous la lueur du soleil, mais se rendant compte que son artifice de beauté se brisait, l’oiseau azuré accéléra le pas pour se tenir devant la Miwaku. Loin de son regard. Loin de ses larmes, qu’il balaya d’un revers de sa manche de soie, dans un mouvement discret et habile.
« Certaines histoires doivent subsister grâce à la tradition, mais croyez-moi, jeune Demoiselle… D’autre sont si sordide qu’il est préférable qu’elle reste dans l’ombre. Les tragédies n’ont jamais rencontré bon public. Du moins, pas ici, à Kumo. »
Si elle savait. Sa mère ignorait de nombreuses choses à propos de son fils. Comment aurait-elle pu le savoir ? Raiko avait eu tôt fait de lui dissimuler. Il était un déviant. Né Miwaku, aux ambitions d’un Hattori. Né homme, au lieu de femme. Tout aurait était plus simple s’il avait été une femme Hattori. Il aurait connu alors, peut-être, le bonheur. Au final, l’herbe lui avait toujours était coupé sous le pied.
« J’imagine qu’elle fut avare en éloge… Cette vieille femme n’a jamais pu accepter ce que je suis devenu. J’aurais pu être une fille, cela lui aurait épargné de nombreux problèmes. Mais même ça, j’ai eu l’impétueuse audace de lui enlever, avant même ma naissance. »
Le Bellâtre lâcha un petit rire à la tonalité clairement sarcastique. Ce monde n’était qu’une vaste blague, un jeu dont il fallait se repaître pour ne pas souffrir. Ce n’était pas un choix. C’était tué où être tué. Ils arrivèrent alors sur un petit balcon, où le Miwaku vint s’appuyer délicatement contre le bastingage. Sa tenue était similaire à celle de sa mère. Juste à peine pour mimer un appui, sans jamais pencher le dos. Le bellâtre avait eu mainte fois l’occasion de voir sa tendre mère l’observer de loin, lorsqu’elle s’occupait des autres.
« Je pense que vous êtes courageuse, Kazuko-chan… Peut-être même un peu trop pour votre propre bien. »
Le Bellâtre se retourna, posant délicatement le bas de son dos sur la rambarde et fixait la jeune femme, son sourire de nouveau sur son visage. La fierté. C’était ce qui manquait cruellement aux membres du clan des Geisha. Tout cela avait, longtemps, était dépossédé par les Hattori.
« Vous êtes un paradoxe. Vous êtes différente, sans pour autant vous démarquez. Vous vous rebellez, tout en vous résignant à votre simple condition. Vous vous méfiez d’un homme que pourtant, vous plaignez. Vous êtes courageuse, mais indécise… Vous auriez les prérequis pour devenir une grande Dame Miwaku, mais il vous manque quelque chose, comme à toutes les autres d’ailleurs… »
Le Bellâtre s’avança, puis se faufila délicatement pour se positionner derrière le dos de la jeune femme, et l’avança à son tour vers le bastingage. Chaque pas était un pas de danse, gracieux. Pendant un instant, la jeune femme pouvait contempler le résultat de plusieurs centaines d’heures d’entraînements. Le mouvement était plus fluide que l’eau du courant d’une rivière, que les battements d’ailes d’un oiseau.
« Vous n’avez pas confiance en vous.
Au prix de cet équilibre malsain, on vous a enlevé votre fierté, l’essence même de votre humanité.
On vous a promis un avenir de déification en tant que Geisha, mais la plus parfaite d’entre vous en est réduite à n’être qu’un objet vulgaire objet de plaisir, une simple gourgandine.
Une poupée de chiffon que nos « Maîtres » peuvent user et abuser à loisir, jusqu’à en être lassé, vous forçant à vous réinventer. Mais pourquoi ? Pour satisfaire encore les besoins grossiers de ces maîtres.
On vous a appris l’honneur dans la servitude, dans l’humiliation. Même l’Okasan actuelle savoure son état. Bien sûr, ce n’est pas elle qui en est réduite à danser comme un saltimbanque, une vulgaire marionnette pour faire fantasmer les bélîtres du village… »
L’oiseau bleu se détacha ensuite de la jeune femme. Il affichait encore ce sourire, qui semblait alors figer sur son visage.
« Maintenant que vous en savez autant… Je vais vous confier un secret. Mais avant, d’après vous, pourquoi suis-je devenu un proxénète ? »