« C’est toi qui m’as demandé d’aller sur le canapé, très cher hôte ! »
Lança-t-elle depuis l’autre pièce d’un ton visiblement sarcastique. La Dame de Fer avait cette petite répartie si agaçante, mais brûlant de vérité qui avait de quoi surprendre et faire sourire les personnes qui savaient le prendre comme tel. La Dame de Fer écoutait. Qu’est-ce qu’il pouvait bien fêter ? Avait-elle laissé supposer quelque chose de ce genre ? La voix de la rouquine s’assombrit.
« Il n’y a rien à fêter, Oni. C’est de loin un des jours les plus sombre de notre histoire. »
Le ton était clair. La Zélée n’avait pas le cœur à la fête. Cette journée n’avait rien de grandiose. C’était un mal nécessaire. Une décision difficile. Un non-choix de par les circonstances. Alors qu’elle débouchait le vin et servait son hôte, elle fixa pendant un instant, en silence, la substance rouge, comme perdue dans ses pensées. Que pouvait-elle bien regarder au travers de cette couleur rougeâtre ? Elle prit alors une gorgée, et posa sa question. Et Oni lui répondit, et la Dame de Fer baissa les yeux, fixant quelque chose au fond du tapis. Elle l’écoutait attentivement. Son visage parlant pour elle. Tantôt, elle serrait les dents. Tantôt, sa main se crispait sur son verre. Et parfois, elle fixait un autre point d’un air pensif, puis redirigeait son regard vers le Chikara, avant de reprendre une gorgée de vin.
« Je ne m’en souviens pas car on ne m’a jamais posé cette question. Je n’ai jamais connu l’académie, et je n’y ai jamais répondu. À l’âge où tu découvrais que tu avais du chakra, je l’utilisais déjà pour tuer. À l’âge où l’on t’apprenait à manier un Kunaï, j’apprenais à enterrer mon meilleur ami. Et à l’âge où tu élaborais des stratégies pour gagner à un jeu, j’élaborais un plan pour éviter à mes proches de périr. Je suis devenue Shinobi parce qu’il fallait se battre pour survivre, pour manger. »
La Quadragénaire endurcie fixait son verre. Elle ne parlait que rarement du monde d’avant. D’avant son arrivée à Konoha.
« Ce n’est pas un secret. Je n’en parle pas car cela alimente inutilement les vieilles querelles. Et puis le passé est déjà trop envahissant. Je suis allée de l’avant. Ma réponse à cette question est venue après. Lorsque j’ai découvert ce que cela faisait, d’avoir une maison, des murs protecteurs, pouvoir compter sur d’autres pour se défendre, la sécurité d’un groupe, le sentiment d’avoir un véritable chez soi… »
« Lorsque j’ai ressenti ça, pour la première fois de ma vie, je me suis senti… Vivre. En sécurité. En paix. De là, j’ai juré que mes enfants auraient cette chance que je n’ai pas eu, de grandir dans ses murs de manière pérenne, et sereine… »
« J’y croyais si fort que je n’ai rien vu venir cette nuit-là, il y a cinq ans. Je refusais d’y croire. J’y ai perdu mon mari, mon Hokage, et mes amis. J’y ai perdu ma paix. J’étais dévastée. Mon idéal s’était envolé… C’est insensé, mais j’ai toujours cette impression que c’est mon plus grand échec. Ma plus grande erreur. J’aurais pu arrêter Gekido. J’aurais dû l’arrêter. J’aurais dû voir tout cela venir. Mais j’ai espéré, j’ai refusé d’y croire… »
Elle ne s’attarda pas plus sur le sujet. La Zélée n’avait pas grand-chose d’autre à dire. C’était une expérience amère, douloureuse, marquante.
« Alors j’ai décidé d’arrêter ma carrière, et de m’occuper de mes enfants. De m’atteler à réparer cette erreur. Ils n’avaient plus leur père, j’avais échoué à les protéger et les faire grandir dans une atmosphère sereine, mais je leur devais bien d’être toujours là pour eux. Et quand je croyais avoir finalement réussi… »
La Rouquine poussa un soupir, et reprit une petite gorgée de vin.
« Kimino m’a brutalement ramené à la réalité. Mon fils était au bord de la mort à cause de son surmenage. Et qu’ai-je fait pour empêcher ça ? Rien. Je me suis contenté de m’occuper de la maison. De créer un foyer aimant. De les éduquer, seule, mais en prodiguant un amour pour deux…
J’ai compris que j’avais fait un choix égoïste. Et que j’avais trop longtemps était absente. Qu’il était temps pour moi de payer ma dette. D’empêcher l’histoire de se répéter, à n’importe quel prix. »
La Dame de Fer fixait son vin, et tourna son regard vers le quarantenaire.
« Tu es un idéaliste Oni, c’est ce qui te permet d’être un guide ouvert, et prévisible. De rappeler une vision, un idéal. Mais tu es un piètre stratège. Je lis en toi comme un livre ouvert. Comme une fable que j’aurais lue mille et une fois. Et malgré moi, j’aime encore ce que je peux lire. Et je continue de le relire, indéfiniment. Tu ne cesses de me rappeler pourquoi je me bats. C’est peut-être ça qui m’a amené ici, ce soir. J’avais besoin d’une piqûre de rappel. Et pour ça, je te remercie. »
La Dame de Fer termina son verre. Elle laissa installer un silence, le posant sur la table, les yeux légèrement humides. En avait-elle encore pour pleurer ? Elle était forte, mais elle se faisait violence. Son choix était dur, mais elle était le dernier.
« J’aurais aimé t’avoir à mes côtés, pour m’épauler, et me guider. Cela aurait était possible, dans d’autres circonstances… »
La Zélée rattrapa la bouteille, et se servit un deuxième verre.
« J’ai attendu, Oni. J’ai attendu. J’ai espéré secrètement, chaque minute de chaque jour, que Keisan passe la porte de mon bureau, et m’exhorte de m’expliquer. Que mon Uzumadôno vienne m’éclairer de ses lumières. Qu’un leader Kirishitan se présente pour m’épauler. Que le conseil des Sages abandonne enfin les anciennes querelles et cet insupportable silence pour se concentrer sur l’important. Sur le présent, sur l’avenir. Travaille de concert pour les nouvelles générations. M’aide à mettre fin aux agissements de ces hauts dignitaires corrompus jusqu’à la moelle… »
Elle posa la bouteille, et se tourna vers le Chikara d’un air convaincu.
« Mais je n’ai pas le droit de me voiler la face comme la dernière fois. Nous avons déjà perdu un an à avoir peur, en discussion imprégnée de peur, en craintes, et en vaines paroles. Si nous sommes dirigés par la peur d’une guerre civile, comme autrefois, nous sommes condamnés à voir cette histoire se répéter. Et je refuse d’être une lâche qui n’a d’intérêt que son statut.
Les Konohajin ont besoin de se rappeler qu’ils peuvent s’unir face à un ennemi commun. Que Kazami et Gekido ne sont que des hommes qui ne sont pas maître de leurs destins. Que même le plus déterminé des Hommes n’est rien sans l’appui des siens. Ils ont besoin d’y croire réellement. D’agir en ce sens par eux-mêmes. Ils ont besoin de le vivre pour y croire, Oni, et enfin pouvoir faire face au véritable défi qui s’annonce, et aux suivants qui arriveront. »
Elle se tourna vers son verre.
« Ce sera mon héritage que j’offre à mon village. Qu’ils me rejoignent à l’unisson, où qu’ils se lèguent contre moi, le résultat sera le même. Ils seront unis face à l’adversité. Le mouvement est en marche, inarrêtable. Dans ma déchéance, j’emporterai avec moi les corrompus. Mon dernier souffle en tant que dictatrice soulèvera un vent d’espoir, qui embrasera le feu de la volonté des Konohajin. Et quand Gekido viendra, ils ne feront plus qu’un. Comme avant qu'il n'emporte dans sa folie notre avenir. »
Elle prit alors une grande gorgée de vin.
« Ce n’était pas la meilleure solution, mais c’était la moins mauvaise. Je ne pouvais plus attendre indéfiniment un éventuel retour de Chefs qui se perdent en belles paroles lisses et dans les méandres de la peur, en plus de devoir les convaincre du bien-fondé de mes actes. J’espère qu’au fond de toi, tu trouveras la force de m’accorder ton pardon. »
La Dame de Fer arrêta son monologue. Elle fixait, résignée, la table basse de ce salon charmant. Les jambes croisées, les bras également. Le monde croyait à cette fable. C'était un sacrifice nécessaire.