La forêt s’assombrissait à mesure qu’ils s’enfonçaient entre les troncs noueux. Les branches s’entremêlaient comme des doigts crochus, filtrant la lumière jusqu’à ne laisser que des fragments pâles glisser sur le sol. L’air y était épais, saturé de spores invisibles, de murmures étouffés, de respirations qui semblaient ne pas appartenir aux vivants. Là où d’autres auraient senti l’oppression, Kalia se sentait en paix. Ici, chaque ombre était un refuge, chaque racine une promesse.
Elle se tourna vers Tomohiko, son visage à moitié caché par les ombres, et parla d’une voix douce mais glaciale :
« La mort n’est qu’une vision abstraite de ce que l’homme ne peut comprendre. Ne la crains pas. Crains seulement ceci : que le réseau s’éteigne. »
À ces mots, ses yeux brillèrent d’une lueur étrange, presque prédatrice. L’ancien Kirishitan sentit dans ce regard quelque chose d’effrayant, une vérité qui dépassait ses anciens dogmes.
« La mère n’a pas besoin de tes prières… elle a besoin d’équilibre. La vie, la mort. Le souffle, la cendre. Rien ne peut durer s’il n’est pas contrebalancé. Mais cet équilibre n’est pas simple à atteindre. »
Elle fit quelques pas, effleurant du bout des doigts l’écorce d’un arbre couvert de mycélium.
« Il n’existe qu’une seule solution véritable : des sacrifices. Les Kuromoku ne se reproduisent pas. Nous ne bâtissons pas de lignées. Nous devons nous armer pour propager la bonne parole. Prendre les vivants… et ramener les morts. »
Elle se pencha, ramassa une motte de terre noire où des filaments blancs s’étendaient comme des veines, puis la laissa glisser entre ses doigts.
« Les morts lavés de toute angoisse connaissent le monde d’après. Ils ne parlent plus comme des hommes, mais ils savent. Ils savent, car le réseau est lié à tout : leurs souvenirs, leurs souffrances, leurs espoirs. Rien n’est jamais perdu. Tout se tisse dans la mère. »
Un souffle étrange parcourut la forêt, comme si le sol lui-même avait retenu son haleine. Kalia se redressa, et un rictus froid se dessina sur ses lèvres.
« Voilà ce que tu dois comprendre, Tomohiko. Notre rôle n’est pas de fuir la mort, ni de la craindre… mais de l’utiliser. »
Kalia fit quelques pas vers l’avant, laissant la forêt l’engloutir presque entièrement dans ses ombres épaisses. Elle semblait flotter entre les troncs, comme une ombre parmi les ombres. Puis, sans se retourner, elle laissa sa voix s’élever, grave et vibrante :
« La mère a soif… Elle a besoin d’un sacrifice porteur d’énergie. Pas une carcasse flétrie, pas un souffle épuisé. Non… quelqu’un encore vibrant, encore lié à la vie. »
Elle se retourna lentement vers Tomohiko. Ses yeux, mi-clos, luisaient d’une intensité fébrile.
« Ta quête commence aujourd’hui. Tu dois trouver celui ou celle que tu ramèneras à la mère. Il ne s’agit pas seulement d’un meurtre, ni d’une offrande. C’est un passage. Le sacrifice deviendra semence, et de ses souvenirs, de ses angoisses consumées, naîtra une force nouvelle pour le réseau. »
Autour d’eux, la forêt s’assombrissait encore. Des spores lumineuses s’élevèrent en fines volutes, tournoyant comme pour sceller ses paroles.
Kalia s’approcha de lui, son visage à quelques centimètres du sien, et murmura :
« Tu ne seras pas seul. Je t’accompagnerai. Et si la mère le veut bien… elle viendra elle-même guider nos pas. »
Elle posa sa main sur la poitrine de Tomohiko, à l’endroit exact où battait son cœur. Son expression devint sévère, presque terrifiante.
« Mais souviens-toi : hésiter, c’est trahir. L’énergie doit être prise, arrachée, offerte. La mère n’attend pas. Elle exige. »
Un bruissement parcourut alors la forêt, comme une réponse. Les racines sous leurs pieds semblèrent se tendre, se rapprocher, et le vent se mit à souffler en cercles, enveloppant les deux Kuromoku d’une aura mystérieuse. Kalia leva les yeux vers la voûte sombre des branches et ajouta, d’un ton qui ressemblait à une invocation :
« Que la mère nous guide, Tomohiko. Cette semaine, tu apprendras à nourrir son éternité. »