Au fond de l’auberge, presque avalé par l’ombre d’un vieux poêle en fonte qui faisait gémir les murs à chaque soupir de chaleur, un type que tout le monde appelait Get, sans trop savoir si c’était son prénom ou juste un surnom de poivrot local, sirotait sa bière comme s’il avait l’éternité devant lui.
Cinquantenaire bien tassé, cheveux aussi blancs que la neige qu’il maudissait chaque hiver, il avait les yeux plissés non pas par la sagesse, mais à force de trop fixer les gens sans discrétion. Il portait une vieille veste de cuir râpée, probablement plus âgée que le plus jeune serveur du coin, et il tenait entre ses dents une tige de réglisse mâchonnée jusqu’à l’os.
C’était un mardi. Ou un vendredi. Genji s’en fichait. Pour lui, les jours se mesuraient à l’odeur du ragoût et au bruit que faisaient les bottes en entrant. Et justement, ce jour-là, les bottes avaient fait un bruit étrange. Un bruit de monde qui change. Et ça, Genji n’aimait pas ça.
D’abord, y’avait eu la fille. Plutôt discrète, capuche enfoncée, regard qu’on croise pas sans avoir des frissons dans la colonne. Il avait pas vu ses cheveux tout de suite, mais quand elle avait passé près du feu, le blanc avait accroché la lumière comme un secret mal gardé.
Puis, un deuxième. Un gars cette fois. Plus jeune, peut-être un peu paumé, l’air de ceux qui pensent qu’ils sont là pour une bonne raison, alors qu’ils savent même pas pourquoi ils respirent le matin. Et lui aussi ? Des cheveux blancs. Comme si la neige avait décidé de s’infiltrer jusque dans les crânes.
Genji plissa les yeux, tira une dernière fois sur sa tige de réglisse, et lâcha à mi-voix :
« Deux gamins avec des têtes de fantômes, et pas même un bonjour… Ça pue les ennuis, ou une secte. »
Il se leva lentement, en faisant craquer ses genoux d’un bruit assez sinistre pour réveiller un mort, et s’approcha de l’entrée de la pièce vers laquelle les deux étrangers avaient été dirigés, après leur fameuse commande de sirop de brume. Qu’est-ce que c’était encore que ce machin ? Du jus de légende ? Une blague pour touristes ?
Genji n’avait pas eu de lettre, pas de messager mystérieux. Il était juste là parce qu’il avait rien d’autre à foutre. Mais justement, quand on n’a rien à faire, on a le temps de remarquer les trucs qui clochent.
Il passa la tête dans l’embrasure de la porte, bras croisés sur son ventre légèrement proéminent, et lança d’un ton à mi-chemin entre l’ironie moqueuse et la curiosité mal placée :
« Dites donc, c’est une réunion d’albinos ou j’me suis planté d’anniversaire ? »
Se demanda-t-il. Il s’avança d’un pas lent, s’installant sans y être invité, sur une chaise un peu branlante, en face de Taiga et Hiro.
« J’vous connais pas, vous m’connaissez pas, mais j’vous jure qu’j’ai le même coiffeur. Alors soit c’est un complot capillaire, soit vous préparez un truc louche… Et moi j’aime pas être le dernier au courant quand y’a du louche dans les parages. »
Il sortit une flasque de sa veste, en versa une goutte dans son vieux godet cabossé, et ajouta, un sourire moqueur au coin des lèvres :
« Alors ? J’me suis trompé d’histoire, ou j’peux m’asseoir pour l’épisode un ? »
À peine avait-il terminé de débiter sa curiosité mal placée qu’une main ferme l’attrapa par l’arrière du col, sans crier gare.