Sacrifiée pour la Lumière

Gaikotsu Akiko et Natsumi fuyaient. Elles avaient réussi à se cacher dans un petit ferry du secteur grâce à Hinae. Hikaru, lui, n’avait rien fait. Quant à la rébellion, elle brillait encore par son absence. Akiko avait dû abandonner sa mère de cœur — une décision qui la rongeait, un vide douloureux dans ses entrailles. Pourquoi ? Parce qu’il fallait suivre l’instinct singulier de Natsumi. Ses crises semblaient liées à une étrange perception : elle ressentait l’énergie, comme si son corps réagissait aux anomalies invisibles.

Akiko comprenait désormais que le déplacement lié à l’éclipse n’avait rien à voir avec une simple occultation du soleil. Ce n’était pas une lumière céleste qui disparaissait, mais bien une énergie qui troublait la lumière autour d’elle. Comme une pierre brisant la surface d’un lac, les ondes s’étendaient, permettant de remonter jusqu’au centre. Par chance, les crises de Natsumi s’apaisaient, peu à peu, comme si une voix intime l’accompagnait et calmait ses tourments.

Inutile d’en savoir plus : Akiko n’était pas en position de juger ce qui se passait dans l’esprit de la jeune fille. Qu’importe. Tandis que la nuit tombait et qu’elles approchaient d’une petite ville, non loin de la plus grande cité du secteur, la Gaikotsu prit la parole :


Malgré tout son calme, Akiko sentait la rancune gronder. Hinae devait être entre les mains de l’Empire, sacrifiée pour couvrir une fuite insensée… Et toujours, la même question : l’Empire comprenait-il réellement le fonctionnement des éclipses ?

Natsumi resta silencieuse, les yeux fixés sur les poutres sombres du hangar. L’air était épais, chargé d’odeur de sel et de bois humide, et chaque souffle semblait résonner contre les murs de métal et de bois. Les lampes vacillantes projetaient des ombres mouvantes sur les caisses et les barils abandonnés, donnant au lieu une étrange vie nocturne.

La voix revint, douce mais pressante :


Elle frissonna et recula d’un pas, comme si le sol lui-même lui murmurait de se tenir prête.



Ses mains se crispèrent sur ses genoux, et elle sentit son cœur battre plus vite. La voix semblait maintenant entourer son corps, résonner dans ses os et dans l’air du hangar :




Un frisson parcourut ses épaules. Les ombres des caisses et des lampes semblaient s’étirer, comme si le hangar lui-même retenait son souffle. Natsumi inspira profondément, sentant son corps frémir à l’unisson avec cette présence invisible.

La voix revint, insistante mais douce :


Natsumi baissa les yeux, fermant les poings, cherchant cette énergie qui semblait palpiter juste sous sa peau. Tout autour d’elle, le hangar restait silencieux, mais chaque vibration, chaque souffle d’air semblait prêt à répondre à son appel…



Akiko savait de qui elle parlait, mais pouvait-elle la croire ? Elle n'était pas à sa première erreur depuis le début des crises... La dernière coûta la liberté d'Hinae.

Lorsqu’elle prononça les mots, Akiko en profita pour vérifier sa théorie… 1… 2… 3. L’onde se matérialisa devant elles, tranchant l’obscurité de la nuit. À cet instant, elle n’en paraissait que plus visible, comme si un caillou venait de pénétrer l’eau immobile d’un lac vierge de tout mouvement. Subtil et presque imperceptible, le phénomène ne tromperait pas un œil attentif.

Et l’énergie ? La Gaikotsu la redoutait. Si elle était aussi marquée que l’onde, les senseurs ennemis ne tarderaient pas à la détecter. Il fallait agir vite. Il fallait l’éloigner. Le singe en possédait la capacité. Puissant et respecté, il pouvait le faire. Sans perdre un instant, Akiko s’adressa à lui :


Les yeux de Natsumi brillèrent dans la pénombre. Elle ne dit rien, se contentant d’un simple hochement de tête.


Akiko réfléchit alors. Partir de nuit n’était jamais sans risque… Cela facilitait le travail des senseurs. Un observateur inattentif pourrait, en théorie, déterminer leur position. Dépenser de l’énergie ainsi, même pour une bonne raison, restait dangereux.

Natsumi reprit, sa voix calme mais précise :


Akiko resta bouche bée. La précision et la portée du pouvoir de la jeune fille dépassaient tout ce qu’elle avait imaginé.


Un frisson de douleur la traversa : maux de tête. C’était courant lorsqu’elle puisait dans ses capacités. Pour l’instant, elle ne pouvait l’utiliser que partiellement. Mais Akiko savait déjà ce que cela signifiait : si Natsumi maîtrisait pleinement son don, sa portée dépasserait largement les cinquantes kilomètres. Elle pourrait alors débusquer aisément des ennemis, ou pire… si cela tombait entre de mauvaises mains. Les risques étaient incalculables.


Le nom résonna dans l’esprit d’Akiko. Elle le connaissait… mais d’où ?

Un pouvoir venait de s’éveiller… Natsumi comprenait à peine ce qui lui arrivait. Les voix qui résonnaient en elle ne cessaient de lui répéter que tout cela était lié à son passé. Natsuko… lui aussi aurait donc porté ce Dōjutsu ? Ce pouvoir disparu dont elle n’avait gardé aucun souvenir. Avant la morsure d’Hatsuharu, sa vie n’était qu’un brouillard : bribes diffuses, visages estompés, impressions fugaces. Pourtant, depuis peu, un accident ancien s’éclaircissait dans sa mémoire. Comme un enfant qui, des années après un traumatisme, en saisit enfin le sens caché… sauf qu’ici, il avait fallu plus de cent soixante ans pour que les fils du passé s’assemblent.

L’odeur entêtante d’une tarte aux pommes. Trois ombres aux visages monstrueux. Le corps de sa mère, inerte. Son frère, transpercé par une lame. Et sur cette arme, des symboles étranges qui semblaient désormais brûler sa rétine. Aujourd’hui, tout prenait sens. Elle comprenait ce qu’hier encore son esprit refusait. Hatsuharu, ce marionnettiste invisible, avait guidé ses visions et dévoilé peu à peu les vérités enfouies. Sa mère n’avait pas été tuée par hasard : elle possédait ce don, mais surtout cette volonté d’être libre. Elle refusait de devenir le chien de chasse d’un seigneur fou.

Le clan entier avait été pourchassé, ses membres éliminés en priorité lors des guerres, jusqu’à disparaître presque complètement. Sa mère, exploitée par un homme des années durant, n’avait trouvé la délivrance que grâce à celui qui deviendrait son époux.

Et à présent, Natsumi voyait clair. Hatsuharu n’avait jamais voulu la protéger. Il n’avait cherché qu’à préserver son sang. Ses parents auraient pu être sauvés — il ne l’avait pas fait. Il avait seulement obéi au Prince, garantissant la survie de quelques lignées mineures… pourquoi ? Pour empêcher le Kakusei. Pour éviter le retour du monstre Chikara, ce demi-dieu que les clans unis avaient jadis terrassé. Voilà pourquoi tout avait été orchestré ainsi.

D’où venait ce savoir ? Comment pouvait-elle voir si loin dans les trames du passé ?


Cette voix… Akiko ? Que faisait-elle là ? Voulait-elle, elle aussi, profiter de ce pouvoir ? Non… elle n’avait rien à gagner. Et pourtant, son énergie troublait Natsumi : comme si elle n’était pas seule en elle. Pas deux entités distinctes… mais pas une simple humaine non plus. Une force composite, étrange, qui échappait à toute logique.

Natsumi s’immobilisa brusquement. Ses lèvres tremblèrent.


Akiko se retourna et posa ses deux mains sur le visage de cette jeune adulte centenaire.

Quelques minutes plus tard…

La soirée s’était rafraîchie, et une brise fine mordait la peau nue d’Akiko. Dans sa précipitation, elle n’avait pas pris le nécessaire pour se couvrir. Mais ce n’était pas sa première nuit froide, et elle n’allait pas se laisser distraire par une gêne aussi triviale. Ce qui lui pesait davantage, c’était ce silence anormal. Les environs semblaient figés, comme si la nuit retenait son souffle. Par expérience, Akiko savait que ce genre de quiétude n’annonçait rien de bon.

Ses pensées dérivèrent vers Hinae, sa mère. Chikara Hinae, si intransigeante dans sa décision… fuir la rébellion plutôt que la rejoindre. Était-ce vraiment la voie la plus sage ? À présent, Akiko en doutait de plus en plus. En renonçant à cette lutte, elles avaient perdu la possibilité d’un abri, d’un refuge en cas d’échec. Uzumaki Kimino, pour tout ce qu’il était, un homme trouble, peu recommandable, aurait sans doute eu la force et les ressources de les protéger. Mais pouvait-elle vraiment en vouloir à une femme qui n’avait désiré que la paix ? Le choix avait été fait, et il était irrévocable. Se le remémorer ne changeait rien. Trop tard.

Les deux jeunes femmes continuaient leur course, se faufilant dans l’ombre des bâtisses, évitant chaque halo de lumière comme on esquive un piège tendu. Leurs pas étaient rapides mais mesurés, battant à l’unisson sur la terre sèche. Les pulsations de leurs cœurs semblaient s’accorder au rythme du danger qui pesait.

Enfin, elles ralentirent, haletantes, les yeux balayants l’obscurité alentour. Akiko serra les dents, ses pupilles écarlates brillant faiblement sous la lueur timide de la lune. Elle demanda alors dans un souffle, sa voix basse, mais tendue d’une impatience mal contenue.


De temps en temps, la jeune femme marquait des murs en respectant le code donné par sa mère.

Natsumi ralentit à son tour, posant une main contre le mur de bois d’un entrepôt délabré. Ses yeux étranges, luisants de reflets mouvants, scrutaient l’obscurité comme pour en déchiffrer les secrets. Elle inspira profondément, cherchant à calmer le tumulte qui l’habitait, puis secoua légèrement la tête. D'une voix tremblante, elle dit :


Leurs regards se croisèrent. Akiko n’avait pas besoin de poser de questions. Elle savait que Natsumi ne parlait pas d’une simple impression, mais bien de cette perception anormale, ce pouvoir qui ne cessait de s’éveiller en elle. Un don qui la dépassait encore, mais qui, pour l’instant, leur servait de guide.

Autour d’elles, le port semblait abandonné aux fantômes. Les bâtiments, autrefois bruissants d’activité, se dressaient désormais comme des carcasses endormies, bois noirci par l’humidité, toits effondrés par endroits. Quelques bateaux à demi pourris oscillaient mollement, enchaînés à des pieux grinçants. Le clapotis de l’eau contre les coques était le seul son qui brisait ce silence étouffant.

Akiko porta une main à son arme. Une habitude plus qu’un geste utile : elle savait que si l’ennemi les avait repérées, ni son sabre, ni son sang-froid ne suffiraient. Elle chuchota :


La jeune femme hocha la tête. Ses pupilles tremblèrent légèrement, comme si un voile invisible venait de se lever. Elle ferma les yeux, puis pointa une direction à travers la nuit.


Son souffle se coupa, et elle porta la main à sa tempe, plissant les yeux sous l’effort.
Akiko posa une main ferme sur son épaule. Bien qu'elle n'utilisait que son pouvoir de senseur, cela semblait être suffisant pour l'affaiblir. La Gaikotsu espérait que cela serait temporaire.



Un instant, Akiko crut voir dans son regard l’ombre de quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui la regardait à travers elle.