Le quartier s’éveillait dans une lumière tamisée, où chaque lanterne suspendue semblait contenir un fragment d’âme. Les pas des passants se faisaient discrets, les voix plus basses, et l’air chargé de parfums : encens discret, thé grillé, poudre de riz...
Kazuko avançait sans escorte d'un pas léger, immergée dans ses propres ombres. Sa tenue, somptueuse sans vulgarité, aux couleurs foncées et élégantes, lui donnaient une allure à la fois raffinée et naturelle. La broderie sur son corsage attrapait un peu la lumière, sans en faire trop, comme un bijou qu’on garde précieusement. L’or qu’elle avait sur elle ne brillait pas fort, il restait discret, presque secret.
Son regard, ce violet impérial qui ne tolérait ni insolence ni flatterie, survolait les façades sans s’y attarder. Ce lieu ne lui appartenait pas, et pourtant, il semblait gravé en elle, comme une mémoire ancienne.
« Rien n’a vraiment changé. Les miens reste réduit au "plaisir"... »
Elle s’arrêta un instant devant l’entrée d’une maison de thé. Une voix chantée s’en échappait, subtile, accompagnée d’un shamisen joué avec trop d’émotion pour être purement décoratif. Elle inclina légèrement la tête, comme si elle saluait une présence invisible. Un souvenir ancien peut-être. Quelqu’un qu’elle avait aimé et trahi; Kohana.
Ses doigts, couverts de fines bagues antiques, caressèrent machinalement une partie de sa manche. Était-ce là un tic nerveux ? Non. Il s'agissait d'un geste ancien, codé, hérité de sa formation d'autrefois. Tout, chez elle, était calculé, chaque geste, chaque regard, chaque mot choisi avec une précision millimétrée. Elle avançait comme une danseuse qui connaît parfaitement ses pas, ni trop vite ni trop lentement, mesurant l’impact de chaque mouvement. Sa présence était un équilibre subtil entre contrôle et élégance, où rien n’était laissé au hasard. Tout visait la perfection, mais jamais au détriment de la fluidité naturelle qui rendait son art invisible.
Kazuko n’était pas venue pour le plaisir. Pas tout à fait. Kazuko n’avait pas été invitée au dîner. Elle le savait, et n’en cherchait pas davantage. Le gouverneur souhaitait sûrement isoler la jeune impératrice. Plutôt que de forcer une entrée inutile, elle s’était retirée avec une élégance silencieuse, consciente que sa présence aurait été un éclat de trop, une distraction calculée qu’elle refusait d’offrir.
Elle glissait donc à travers le quartier comme un parfum qu’on croyait avoir oublié, mais qui reste accroché à un tissu et revient doucement. Quelques personnes avaient tourné la tête en douce. Un éventail s’était fermé trop vite. On entendait un petit chuchotement, étouffé dans le col d’un kimono.
« Ils regardent encore... »
Se chuchotait-elle. C’était là toute la puissance de son art. Ce qu’elle incarnait. Une beauté qui ne cherchait plus à plaire, mais à troubler. Une voix que l’on n’entendait pas toujours, mais dont l’écho restait longtemps après son passage. Sous la frange délicate de sa tiare, un sourire lent se dessina. Non pas de joie, mais d’anticipation. Hésitante l'espace d'un instant, scrutant l'horizon, elle venait de trouver le prochain pigeon à qui elle pouvait tirer des informations.
Elle pénétra alors dans un petit jardin dissimulé derrière un rideau couleur prune, effleurant les bambous avec la grâce d’un souvenir qu’on n’ose chasser. Il était encore tôt, et pourtant elle savait que le diner entre Chizue-sama et Borodari En attendant, elle avait autre chose à faire. Ce genre de lieu faisait parler, et elle comptait bien écouter. Pas comme une invitée, mais comme quelqu’un qui cherche à comprendre comment un tel endroit avait pu voir le jour. Quel équilibre le gouverneur avait installé, quelles promesses avaient été faites pour que tout tienne. L’ordre ne se maintient pas sans contreparties, et elle voulait savoir lesquelles.