Le quartier des lanternes


Le Cœur - Région de Kinchū, Avenue Rakuyōdōri

Année 8 | Printemps

Pacte de protection
Kazuko n’était pas conviée pour le dîner entre sa maîtresse et le Gouverneur. Tandis que Chizue-sama occupait la table des discours, elle arpentait les coulisses de la ville. Éloignée des projecteurs, elle observait, écoutait, ressentait la politique réelle, celle qui ne passe pas par les discours mais par les détails sociaux.
La Sainte Vierge

Le quartier s’éveillait dans une lumière tamisée, où chaque lanterne suspendue semblait contenir un fragment d’âme. Les pas des passants se faisaient discrets, les voix plus basses, et l’air chargé de parfums : encens discret, thé grillé, poudre de riz...

Kazuko avançait sans escorte d'un pas léger, immergée dans ses propres ombres. Sa tenue, somptueuse sans vulgarité, aux couleurs foncées et élégantes, lui donnaient une allure à la fois raffinée et naturelle. La broderie sur son corsage attrapait un peu la lumière, sans en faire trop, comme un bijou qu’on garde précieusement. L’or qu’elle avait sur elle ne brillait pas fort, il restait discret, presque secret.
Son regard, ce violet impérial qui ne tolérait ni insolence ni flatterie, survolait les façades sans s’y attarder. Ce lieu ne lui appartenait pas, et pourtant, il semblait gravé en elle, comme une mémoire ancienne.

Dialogue de personnage
« Rien n’a vraiment changé. Les miens reste réduit au "plaisir"... »


Elle s’arrêta un instant devant l’entrée d’une maison de thé. Une voix chantée s’en échappait, subtile, accompagnée d’un shamisen joué avec trop d’émotion pour être purement décoratif. Elle inclina légèrement la tête, comme si elle saluait une présence invisible. Un souvenir ancien peut-être. Quelqu’un qu’elle avait aimé et trahi; Kohana.

Ses doigts, couverts de fines bagues antiques, caressèrent machinalement une partie de sa manche. Était-ce là un tic nerveux ? Non. Il s'agissait d'un geste ancien, codé, hérité de sa formation d'autrefois. Tout, chez elle, était calculé, chaque geste, chaque regard, chaque mot choisi avec une précision millimétrée. Elle avançait comme une danseuse qui connaît parfaitement ses pas, ni trop vite ni trop lentement, mesurant l’impact de chaque mouvement. Sa présence était un équilibre subtil entre contrôle et élégance, où rien n’était laissé au hasard. Tout visait la perfection, mais jamais au détriment de la fluidité naturelle qui rendait son art invisible.

Kazuko n’était pas venue pour le plaisir. Pas tout à fait. Kazuko n’avait pas été invitée au dîner. Elle le savait, et n’en cherchait pas davantage. Le gouverneur souhaitait sûrement isoler la jeune impératrice. Plutôt que de forcer une entrée inutile, elle s’était retirée avec une élégance silencieuse, consciente que sa présence aurait été un éclat de trop, une distraction calculée qu’elle refusait d’offrir.

Elle glissait donc à travers le quartier comme un parfum qu’on croyait avoir oublié, mais qui reste accroché à un tissu et revient doucement. Quelques personnes avaient tourné la tête en douce. Un éventail s’était fermé trop vite. On entendait un petit chuchotement, étouffé dans le col d’un kimono.

Dialogue de personnage
« Ils regardent encore... »


Se chuchotait-elle. C’était là toute la puissance de son art. Ce qu’elle incarnait. Une beauté qui ne cherchait plus à plaire, mais à troubler. Une voix que l’on n’entendait pas toujours, mais dont l’écho restait longtemps après son passage. Sous la frange délicate de sa tiare, un sourire lent se dessina. Non pas de joie, mais d’anticipation. Hésitante l'espace d'un instant, scrutant l'horizon, elle venait de trouver le prochain pigeon à qui elle pouvait tirer des informations.

Dialogue de personnage
« Bonsoir. »


Elle pénétra alors dans un petit jardin dissimulé derrière un rideau couleur prune, effleurant les bambous avec la grâce d’un souvenir qu’on n’ose chasser. Il était encore tôt, et pourtant elle savait que le diner entre Chizue-sama et Borodari En attendant, elle avait autre chose à faire. Ce genre de lieu faisait parler, et elle comptait bien écouter. Pas comme une invitée, mais comme quelqu’un qui cherche à comprendre comment un tel endroit avait pu voir le jour. Quel équilibre le gouverneur avait installé, quelles promesses avaient été faites pour que tout tienne. L’ordre ne se maintient pas sans contreparties, et elle voulait savoir lesquelles.

Publié il y a moins d'un mois

La Sainte Vierge

La soirée avançait d'un calme trompeur. Kazuko, assise entre deux hommes, imposait sa présence sans un mot, sans effort. Elle n'avait qu'à sourire et servir le saké que les Miwaku apportaient. Autour d’elle, l’agitation semblait s’atténuer. Les conversations s’étiraient, flottaient, se heurtaient parfois à ses silences comme des insectes à une vitre.

Kazuko avait reçu en guise de cadeau du saké artisanal et des compliments creux. Elle s’était contentée d’écouter, hochant la tête parfois et souriant faussement à sa tablé. Un diplomate avachi avait tenté de parler poésie, un autre évoquait le commerce maritime comme on parlerait d’un pari hasardeux. Rien de tout cela ne l’intéressait, mais chaque mot lâché sous l’effet de l’alcool avait sa valeur. Elle les collectionnait comme des pièces d’un puzzle invisible.

Dialogue de personnage
« Permettez que je vous resserve. Votre soif semble insatiable. »

Les rires sonnaient faux, comme s’ils avaient été arrachés plutôt que nés d’un réel amusement. On riait pour meubler, pour masquer l’inconfort, ou simplement par habitude. Les gestes s’élargissaient à mesure que le saké faisait son effet : mains qui frôlaient les épaules, éventails agités avec trop d’énergie, corps qui se penchaient un peu trop près. L’ivresse installait une familiarité factice, où plus personne ne semblait vraiment à sa place.

Dans un coin, un musicien tentait de maintenir l’apparence d’une soirée raffinée. Son shamisen égrenait des notes justes, certes, mais sans vie. Chaque accord tombait comme une goutte d’eau sur du bois sec : rien ne prenait, rien ne vibrait. La mélodie suivait son cours, indifférente à l’ambiance. Elle aurait pu continuer encore des heures sans qu’on l’écoute vraiment.

Kazuko observait tout cela avec la distance d’une habituée. Elle savait lire ce genre de scènes : les fausses complicités, les sourires mécaniques, les silences que l’on couvre trop vite. Rien ne tenait vraiment debout, mais c’était précisément ce que les hommes autour d’elle appelaient une « bonne soirée ».

Et puis, une jeune servante apparut.

Elle portait une tenue impeccable, sans luxe mais sans faute. Son approche, mesurée, trahissait une consigne stricte. Elle s’inclina sans parler, tendant un petit pli de papier, attaché par un fil rouge. Un message ancien dans sa forme, mais dont la signification ne laissait aucun doute. Kazuko le prit du bout des doigts. Le papier était de bonne qualité, presque soyeux. Un seul nom, tracé d’une main assurée : "Vous êtes conviée."

Aucune formule. Aucune flatterie. Juste une invitation qui n’en était pas vraiment une. Une convocation, presque. Et pourtant... un choix restait possible. Elle le fit en silence. Quelques secondes s'étaient écoulées et la jolie femme finissait par se redresser. Aucune parole pour ses voisins de table. Quelques regards la suivirent, mais personne n’osa poser de question. Les plus ivres comprirent seulement qu’un fil venait de se rompre, et que l’ambiance retomberait un peu plus dès sa disparition.

La servante lui ouvrait déjà la voie. Kazuko la suivit, sans se presser. Le couloir qu’elles empruntèrent s’enfonçait dans l’arrière du bâtiment, bordé de panneaux de bois vernis, où l’ombre jouait avec les formes. Le parfum avait changé. Moins capiteux. Plus boisé, plus ancien. Des traces d’encens, du papier séché, peut-être même une note d’ambre. Chaque pas la conduisait vers la sortie, la rapprochant ainsi d’un territoire que l’on ne franchissait pas sans conséquence. Elle n’était pas surprise de ce type de message. C'était presque habituelle pour elle depuis des années.

Les deux femmes poursuivait leur route en rejoignant discrètement la foule dans ses ruelles sombres à peine éclairer. Et bientôt, elles atteignirent le lieu de rencontre.

Publié il y a 16 heure(s)