Genji était resté silencieux un long moment. Trop de visages, trop de vérités, trop de souvenirs. Ses doigts, calleux, agrippaient encore le rebord de la table comme pour éviter qu’elle ne disparaisse, elle aussi, emportée par les fantômes. Le rire s’était tu, le sarcasme aussi. Il écoutait. Kaiya venait d’entrer comme une brise froide dans une pièce trop chargée d’histoire, et avec elle, un nom oublié, presque sacré : Shogiri.
Son œil, fatigué mais encore vif, se plissa.
Souffla-t-il, pour lui-même, presque comme un juron sacré. Il avait connu ce nom. Mieux : il lui devait une dette. Et pas qu’une.
Les Shogiri n’avaient jamais été des guerriers, mais ils avaient soigné, protégé, caché plus d’un Gaikotsu en fuite lorsque la Brume était devenue cendre. Genji se souvenait des lanternes allumées tard dans la nuit, des gosses endormis à côté de sabres trop grands pour eux, des mains tendues malgré la peur. Et maintenant, une Kaguya les représentait ? Ça, c’était nouveau. Le monde avait bien changé. Il pencha la tête, fixant Kaiya comme on jauge une lame neuve : avec prudence et respect. Elle avait cette droiture, cette clarté dans le regard que seuls ceux qui ont vu la guerre mais choisi de ne pas y succomber possédaient.
Il ne parla pas tout de suite. L’information devait d’abord descendre, s’imprégner, trouver une place dans le chaos de son esprit. Kiri. Les Sōmu. L’indépendance. Un rire bref, plus contenu cette fois, échappa à ses lèvres.
« Une Kaguya qui vient tendre la main aux Gaikotsu… Y en a un dans l’au-delà qui doit bien se marrer. »
Mais il ne se moquait pas. Pas vraiment. Il était trop vieux pour les rancunes pures. Trop cabossé pour les illusions de gloire. Et pourtant… quelque chose en lui, quelque chose d’oublié, malmené mais pas brisé, s’éveillait. Il posa ses deux coudes sur la table, se pencha en avant. Son regard fit le tour de la pièce, s’attardant sur chaque jeune visage. Hiro. Yuki. Même Taiga, avec son calme toujours prêt à fuir. Puis enfin, Kaiya. Il inspira lentement.
« Tu parles de bâtir un futur. C’est mignon. »
Il leva un doigt, pas pour contester, mais pour souligner.
« Mais faut pas te planter, gamine. Ceux qui sont ici, ce ne sont pas des soldats. Ce sont des survivants. Des mômes paumés. Des vieux fantômes comme moi. »
Un silence s’installa, pesant. Puis, sa voix reprit, plus douce, presque lasse :
« ...Si ce que tu dis est vrai, si l’Archipel peut encore accueillir les nôtres sans les crucifier pour la couleur de leurs cheveux ou la forme de leurs os… alors peut-être que ça vaut la peine d’écouter. Juste écouter. »
Il croisa les bras, s’enfonçant dans sa chaise.
« Faudra plus que des belles phrases et des souvenirs pour me convaincre de retourner là-bas. Kiri, c’est pas juste un mot. C’est un cimetière. Et on n’en revient pas indemne. »
Il tourna alors la tête vers les autres, laissant l’idée flotter, inconfortable mais nécessaire.
« Alors vas-y, Kaiya. Parle. Dis-nous ce que vous attendez vraiment de nous. Pas juste l’espoir. Pas les rêves. Le concret. Parce que si on doit retourner sur l’Archipel… va falloir qu’on sache dans quoi on met les pieds. »
Puis il termina, d’un ton plus sec :
« Je te préviens : la dernière fois qu’on m’a parlé de “liberté” et de “futur”, j’ai perdu deux frères et ma sœur s’est volatilisée. Alors choisis bien tes mots. »
Ses doigts tapotèrent nerveusement la table. Il ne croyait pas encore à ce qu’il faisait là, ni à ce qui se dessinait devant lui. Mais c’était trop tard : les cartes étaient sur la table. Et il était, malgré lui, en train de les lire.