Une fois les tumultes de la rencontre essoufflés, une scène ubuesque prit vie dans la grande demeure familiale. Dans une atmosphère apaisée et tranquille, les deux Miwaku finirent de s’installer dans leur siège respectif. Face à face, avec pour seule séparation, une tablée exhaustive et appétissante, l’un comme l’autre observait avec minutie et méfiance. Rien ne pouvait échapper à leurs regards respectifs, aucun mensonge n’était permis. Pourtant, l’Eisenin savait que ce statut quo ne pouvait être que temporaire. La souffrance du jeune homme était évidente et elle rendait l’entretien plus que terrible pour Nohuhisa. Cependant, Kagero préférait attendre encore un peu avant de le remettre sur pied. Pourquoi ? Par prudence, répondrait-elle. Convainque que cet individu dissimulait une noirceur digne des plus terribles, elle souhaitait limiter le risque de soigner un ennemi de l’Empire. Après tout, elle ne connaissait rien de lui et son impulsivité l’avait déjà poussée à commettre de graves erreurs.
« Profite de cette boisson et de ces mets, ils favorisent la guérison et surtout, ils vont diminuer ta peine. Si tu as peur d’un quelconque empoisonnement, laisse-moi te prouver du contraire. »
Aussitôt, la belle brune s’empara de quelques biscuits et bu sa décoction personnelle. Une fois cette action finie, elle adressa à son hôte un sourire franc et reprit la conversation avec une certaine tendresse dans la voix.
« Ton aîné ? Tu as un frère ? Pourquoi ne pas te joindre à lui pour affronter de tels criminels ? Je sais que faire confiance aux autres pour un tel travail est compliqué, néanmoins la famille est au-delà de ses soupçons, non ? »
Lentement, elle se mit à avoir un regard mélancolique, plein de souvenirs tragiques. Malgré tous ses efforts, les drames se succédaient sans cesse. Et le cœur lourd, elle était bien souvent confrontée à son impuissance, sa faiblesse et surtout sa culpabilité. Toutefois, lorsque l’inconnu questionna sa fille, un instinct primaire se réveilla et chassa toutes ses pensées troubles. Elle devait cacher l’existence de Soshi, ou du moins leur lien filial.
« Kyoko ? Elle a six ans, même si elle un tempérament digne d’une préadolescente. »
Un rire plein d’affection jaillit de la poitrine de la quarantenaire.
« Eh oui, elle possède aussi un avis politique. À dire vrai, c’est le cas pour tous les membres encore en vie. Nous partageons toutes le même rêve. Cependant, c’est le moyen pour y arriver qui nous différencie. Ma fille est bien trop pressée et naïve, mais en grandissant, elle s’assagira, j’en suis convaincue. »
« Quant à ta vision, je ne suis pas surprise. Toutefois, à mes yeux, tu es bien trop dur avec notre clan. Bien entendu, la majorité se contente de vivre sans cultiver le moindre espoir ou désir de changement. La vie leur est si pénible, qu’ils préfèrent la passivité à l’action. Ils ont si peur de souffrir davantage, d’échouer… Leur immobilisme est frustrant, je te l’accord. Mais ils n’en sont pas coupables, Kumo a déjà brisé de nombreuses ailes… Ce n’est donc pas étonnant que beaucoup ne veulent pas les déployer… »
« À mes yeux, notre sang est noble et puissant. Je cultive une fierté héritée de nombreuses générations. C’est pourquoi, chaque jour et chaque nuit, je voue ma vie à notre communauté. Ne te méprends pas, je ne suis pas adepte de la violence ou de la barbarie. Nous ne sortirons pas du déclin annoncé en agissant comme des sauvages et en crachant sur l’Empire. Bien au contraire, ce n’est qu’au nom de l’Empereur et d’un avenir plus grand que nous devons agir. Comment, me diras-tu ? Eh bien, nous avons plein « d’armes » à notre disposition. »
« Tout d’abord, par l’exemple. Plus nos frères et nos sœurs s’érigeront de la fange pour atteindre les sommets, plus la reconnaissance et le respect se propagera sur les plus timorés. Ensuite, la culture et les arts, même si beaucoup les dénigrent, grâce à eux, nous pouvons faire beaucoup. Par exemple, régulièrement, j’organise des représentations fédératrices, afin de créer de la cohésion, de la solidarité et une conscience collective. Petit à petit, les Kumojin réaliseront notre grandeur et notre utilité, l’esclavage sera alors perçu comme un frein et une limite à dépasser. Et enfin, l’ultime atout qui nous est propre : notre loyauté à toutes épreuves. Au nom de notre fervent dévouement, nous pourrons convaincre et agir en toute diplomatie pour une véritable révolution. Ensemble, nous pourrons faire avancer Kumo vers la gloire éternelle. Ce n’est qu’ainsi qu’on pourra tuer dans l’œuf le désire de révolte qui ronge nos rues. »
Au fil de l’exposé, la Miwaku s’était levée et agissait avec théâtralité. Mots après mots, sa fougue et ses croyances s’affichèrent au jeune garçon. La pudeur tactique de Kagero s’effaça alors en faveur de son ardente volonté politique.