L’agression initiée par la Miwaku aux yeux de jade, eut un retentissement sans précédent. En effet, la combinaison de l’effet de surprise et du caractère absolu de cette mystérieuse technique plongea Kagero dans la torpeur. Submergée par ce choc inouï, elle ne savait pas comment réagir. Passive, la quarantenaire vit la réalité s’effondrer autour d’elle. Le temps aussi s’écoula avec vigueur. Peu à peu, tous les drames et tous les souvenirs liés à sa première fille défilèrent. Impuissante, la brune au regard opale assista à l’éradication de tous ses espoirs. Une nouvelle fois, son humanité et son impulsivité l’avaient exposée à une immense douleur. La scène de retrouvaille s’était alors changée en descente en enfer : les démons infernaux se réjouissaient de ce revirement brutal.
En quelques mots, la jeune femme brisa tout l’enthousiasme et tout l’entrain de son interlocutrice. Si psychiquement, tout ceci résonna comme un immense maelström, du point de vue physique, le corps de la vieille Geisha connut un changement radical. Sous les iris froids et impassibles de l’ancienne enfant, le fin visage de la danseuse s’éteignit. Ses traits étaient à présent mornes et insipides. Son enveloppe charnelle, elle, cessa toute manifestation de joie ou d’entrain. Ses petites épaules se virent alourdis par des poids invisibles, c’était comme si tout son être avait vieilli de plusieurs années en quelques secondes.
Mots après mots, la jadis nommée Kaya détruisit toute la volonté de sa mère. S’enfonçant dans des abysses de plus en plus sombres, cette dernière se laisser prendre par l’étreinte funeste des ténèbres. Chaque détail sur la vie affreuse de sa progéniture aggrava cette sensation, très vite, la Geisha émérite dut se saisir d’une chaise pour éviter de tomber. Les muscles tremblants et les larmes invisibles, Kagero vivait à présent sa pire crainte : affronter les conséquences de sa faiblesse passée. Pourtant, la fierté de la femme abattue l’aida à ne pas totalement craquer et à supporter le poids de sa culpabilité. Ses yeux humides se mirent alors à répondre à l’injonction : compassion et amour pouvaient s’y lire. Ensuite, se fut la voix chancelante d’une mère en proie à de violentes émotions qui prit le relai.
« Je suis désolée d’apprendre tout cela. Même s’il est trop tard et que le mal est déjà fait, je te présente mes plus sincères excuses. »
Se levant avec une vigueur nouvelle, Kagero se courba avec grâce et fixa le sol avec humilité. Cette révérence était impressionnante, non pas seulement par son imprévisibilité, mais surtout, car elle dégageait une aura particulière. Sincérité, honte et regrets s’y mêlaient.
« Ma tendre Kaya… Ou Soshi, si tu préfères. Les preuves de notre filiation existent, dans la maison familiale se trouve une pièce figée dans le temps. En son sein, jouets, dessins, souvenirs n’attendent que ton retour. Et ma certitude vient de tes pupilles. Ce vert émeraude, je ne l’ai jamais oublié. Ancré profondément dans mon cœur de mer, même le temps ne peut me tromper. Tu es ma fille, cette artiste au destin fauché par la cruauté des hommes. Quant à cette supposée vente…
»
Un profond et long soupir coupa ce monologue en deux parties distinctes. Si la première était d’avantage sereine, la seconde était plus passionnée. Comme si une énergie avait surgi du néant pour accompagner le plaidoyer de Kagero.
« Jamais, je dis bien jamais, je n’aurais commis un tel acte barbare. Ton père est moi, nous t’aimions d’une telle intensité que notre foyer resplendissait. Derrière notre vieille porte, éclats de joie et rires résonnaient sans cesse. Notre quotidien était parsemé de moments chaleureux et de tendres sentiments. Nous t’avons gardé près de nous durant toute ton enfance, jusqu’à l’orée de ton adolescence. Et ce qui se passa ce jour fatidique, hante encore mes nuits et ma vie. Nous traversions Kumo à la recherche d’un remède, ta fièvre devenant préoccupante. A l’époque, mes connaissances médicales se résumaient à l’herboristerie, je n’étais donc pas capable de te soulager… Ce fut ma première erreur. Cependant, nous étions si démunis que nous avons accepté de suivre la piste d’un guérisseur Hattori, selon les dires des locaux, il pouvait tout soigner. Ce fut notre deuxième erreur. Le piège se referma très vite sur nous : cet escroc était en réalité un marchand d’esclaves. Chassés et séparés de toi par ses hommes de mains, nous luttions en vain. Nous n’étions pas assez fort pour t’arracher à ses mains avides. Ce fut notre ultime erreur. Pourtant, ne crois pas que nous t’avons abandonnée. Nous avons remué ciel et terre, je me suis engagé dans les forces militaires de notre nation pour acquérir force et réseau. A aucun moment je n’ai perdu espoir, pour moi, nos retrouvailles n’étaient qu’une question de temps. Et nous y voilà… »