« Mon tendre Iroji... Ne te méprends pas, je ne désire pas gouverner. Ce rôle ne m'intéresse pas, néanmoins le devoir m'appelle. Pour le bien de notre clan, je ne peux l'ignorer. Je dois donc taire mes désirs personnels et accepter mon destin. »
Après un ultime sourire teinté de mélancolie, l'écarlate effleura le bras de son amant et essaya d'y puiser la force d'affronter sa destinée. Pas après pas, elle quitta l'aura rassurante de l'orque et s'enfonça dans la solitude la plus froide. Seule face à sa tribu, l'écaillée se figea en pleine place publique et ferma les yeux. Il fallait agir avec prudence, bien choisir ses mots, car toutes précipitations pouvaient s'avérer mortelles. Intrigués par le comportement de la conseillère, de nombreux curieux s'attroupèrent en silence. Puis, face à la mine grave de leur représentante, ces badauds furent saisis par l'angoisse et l'inquiétude. Peu à peu, les lèvres se délièrent et un épais brouhaha se déploya. Quelle tragédie allait annoncer Chihiro, la bien-aimée ? Pourquoi sa joue semblait être meurtri ? Était-ce dû à cet étranger ? C'est alors que la politicienne soupira avec force et résolution. Accompagnant ce souffle vigoureux, ses paupières se levèrent lentement et dévoilèrent un regard ambré, doux et bienveillant.
« Mes Amis, c'est avec le cœur lourd que je me présente à vous, aujourd'hui. Voilà treize ans, que vous m'avez gratifiée de cette noble broche. Depuis ce jour, je n'ai jamais cessé de vous servir, de vous guider et de vous protéger. Malgré les obstacles et les défis, je me suis toujours battue, avec vigueur, pour vous assurer la vie que vous méritiez. Et ensemble, nous avons mis un terme à la Grande Famine. Nous avons domestiqué la barrière de corail. Nous avons chassé la rougeole des sables de nos terres. Nous sommes devenus un peuple si envié et si reconnu, qu'un ambassadeur de la Tribu Taki nous implore notre aide. »
À ces mots, les vieux Mitsuna présents commencèrent à exprimer leurs peurs et leurs réticences. En effet, le passé des deux tribus était douloureux et complexe. Beaucoup craignaient, en réalité, le caractère sauvage et bestial de ces Hommes-Poissons. Allaient-ils encore une fois menacer leur vie paisible ?
« Je sais. Notre histoire commune n'est pas facile. Pourtant, est-ce une raison suffisante pour ignorer le dialogue et renier notre bonté ancestrale ? J'ai conscience de nos différends, tout comme vous. Mais détourner le regard ne nous apportera rien. Ne sommes-nous pas la voix de la raison de notre clan ? N'avons-nous pas toujours défendu la solidarité et la concorde ? Alors pourquoi bafouer nos principes et nos valeurs au nom de vieilles querelles ? Je vous l'assure, moi, Chihiro, la Vierge Écarlate, répondre à cet appel nous engagera dans un nouvel âge d'or. »
« Ce diplomate a parcouru de nombreux ruisseaux et fleuves pour venir nous apporter un message de paix. Qui aurait cru sa tribu capable d'un tel geste ? Ainsi, les "terribles" Taki sont venus vers nous, humblement, pour initier un plan ambitieux. Ensemble, nous pourrions réunir notre clan. Toutefois, il ne s'agit pas de répéter les erreurs passées, non. Nos villages respectifs perdureront, tout comme notre indépendance. Néanmoins, nos chefs travailleront de concert pour assurer la gloire de notre nom. Cette union, nous apportera savoirs, techniques, puissance et technologies. Certains qualifieront ce projet de rêve utopique, j'accepte ce terme et j'en relève le défi. Oui, faisons de ce rêve une réalité. »
« Malheureusement, l'Ancien s'oppose fermement à cet avenir. Après m'avoir frappé, humilié, menacé de destitution, il s'en est pris au guerrier Taki. Par chance, cet être est doué de raison et à su entendre ma voix. Non, nous ne voulons pas de guerre entre nos peuples. Non, nous ne voulons pas sacrifier nos vies à cause d'ego mal placé. Non, nous ne voulons plus subir le dictat d'un chef incapable de garantir le bien-être de ses compatriotes. C'est pourquoi, aujourd'hui, j'engage mon droit de référendum. Demain, vous et vous seuls déciderez de notre destin. Acceptons-nous, oui ou non, de renouer avec nos frères et nos sœurs ? »
Soudain, la foule compacte fut saisie de sursauts. Alors c'était cela l'annonce du jour ? Le chef, avait-il osé frapper l'élu du peuple ? Avait-il manqué de respect à un Taki ? Tout ceci leur paraissait fou et pourtant, ils ne pouvaient douter des propos de la belle. Au fil des échanges, le ton monta. Ce n'était pas tant le clairon de la discorde qui sonnait, mais plutôt la colère. Cette ire sourde, qui sommeillait en chacun, s'embrasa après ce discours. Voilà treize années que la rougeoyante alimentait et calmait ce brasier avec sagesse, et à présent, l'heure était venue de le déchaîner.
« Je vous remercie de votre écoute et de votre confiance, et je tiens à vous présenter mes excuses. Cette virulente frappe et ces infâmes insultes m'ont, semblerait-il, atteinte avec plus d'importance que je ne le croyais. Je dois me retirer et essayer de me remettre de cet affront. Par chance, je n'ai que faire de mon honneur bafoué… Non, ce qui me tourmente, c'est davantage l'irrespect pour le symbole qu'est cette broche et ce qu'elle représente... »
Yeux clos et visage triste, la trentenaire quitta la place et se dirigea vers ses appartements. L'orque se retrouva alors, isolé face à la foule. En son sein, certains évoquèrent avec fracas une loi ancestrale : la dette d'honneur. Cette dernière existait pour défendre la vertu femme après une injuste humiliation. Pour faire simple, il s'agissait d'un combat à mort. D'autres désiraient questionner le mastodonte. Tandis que les derniers sentaient le vent tourner et préféraient rentrer à l'abri dans leur habitation.